• Philippe Gaboriau : « Le vélo a été tout au long de son histoire le levier de révolutions »

    « Roue libre », une série en 5 épisodes

    Des personnalités évoquent les révolutions discrètes de la bicyclette, ses valeurs et les enjeux politiques qui ont traversé son histoire.

     

    Chercheur en sciences sociales au CNRS jusqu’en 2018, membre du centre Norbert Elias et enseignant-chercheur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Philippe Gaboriau a travaillé notamment sur la sociologie historique des spectacles sportifs et des cultures de la France contemporaine. Il est l’auteur de « Le Tour de France et le vélo, histoire sociale d’une épopée contemporaine », (L’Harmattan, 1995) et de « Mireille, ouvrière de la chaussure », (Ateliers Henry Dougier, 2019).

     

    Tribune « Roue libre » (2/5). Né de la civilisation industrielle du XIXe siècle, instrument de liberté pour les milieux populaires au XXe, le vélo est aujourd’hui symbole de la transition écologique. Une histoire qui invite à repenser la notion de progrès, estime le sociologue.

    On l’oublie parfois aujourd’hui. Le vélo, symbole de la transition écologique des villes et d’un mode de déplacement durable, est un produit de la civilisation industrielle du XIXe siècle. Son nom même – du latin velox, velocis (« rapide, véloce ») -, puise aux racines de la vitesse, cette fille du monde occidental qui, depuis deux siècles, a bouleversé les habitudes millénaires acquises aux rythmes des pas de l’homme et du cheval.

    Au carrefour d’univers sociaux très différents, l’histoire du vélo a connu trois âges bien délimités dans le temps, et qui correspondent chacun à des valeurs particulières. Liberté, autonomie, écologie : le vélo a impulsé tout au long de son histoire des révolutions profondes. Il a été, à chaque étape, un levier de changement. L’histoire des pratiques cyclistes offre donc un angle d’approche original pour comprendre les transformations du monde contemporain et leur accélération, tout en ouvrant des pistes d’avenir.

    Utopie réaliste

    Le vélo est né en 1817, sous le nom de vélocipède, inventé par le baron de Drais qui présente son nouvel objet en Allemagne, en France et en Angleterre. Cheval mécanique et progressiste, le vélo du XIXe siècle est d’abord un loisir de riche, au même titre que les pratiques équestres et les activités mécaniques – automobile, aéroplane –, encore embryonnaires. Il est associé au sentiment d’une puissante transformation organique qui modifie les capacités mêmes de l’humanité. « Le vélocipède, note Alfred Berruyer dans son Manuel du véloceman ou Notice, système, nomenclature, pratique, art et avenir des vélocipèdes de 1869, (Hachette, 2017), est une monture de transport, de structure bipède automatique, à pieds rotatifs, mue et dirigée par le véloceman qui est son cavalier. »

     

    Après des débuts timides sous la Restauration, les années 1890 sont la Belle Epoque de la vélocipédie. La IIIe République voit le bourgeois devenir cycliste et touriste, et faire l’expérience d’une nouvelle liberté. Il peut, avec la bicyclette, explorer la France rurale et vagabonder à son aise, sans les contraintes horaires du chemin de fer. « Quelles délices que de s’en aller ainsi, d’un vol d’hirondelle qui rase le sol », écrit alors Emile Zola.

    À vélo, la femme bourgeoise de la fin du siècle sort des limites qui lui sont imposées. Elle abandonne l’ombrelle, le corset et la jarretière pour la « culotte de zouave » et un maillot « moulant le buste », note le journaliste du Petit Journal, Pierre Giffard en 1899. « Au chic du cheval succède le chic à bicyclette. L’amazone à longue robe et à chapeau en tuyau de poêle est noyée dans les tourbillons de petites femmes en culotte bouffante, à casquettes de garçon et à vestes de pékin blanc, qui de blanc gantées s’enfuient en riant vers les espaces, à petits coups de pédales ».

     

    Philippe Gaboriau : « Le vélo a été tout au long de son histoire le levier de révolutions »

     

    La Belle Epoque est prise d’une folle espérance. Mieux que les autres, Maurice Leblanc, dans son livre de 1898, Voici des ailes, a su le dire : « Nous avons des ailes, Madeleine ! N’est-ce pas que vous avez comme moi cette vision affolante que l’homme a des ailes maintenant ? Qu’il les ouvre donc toutes grandes, et qu’il vole enfin puisqu’il lui est permis de ne plus ramper. Voici des ailes qui nous poussent, encore inhabiles et imparfaites, mais des ailes tout de même. C’est l’ébauche qui s’améliorera jusqu’au jour où nous planerons dans les airs comme de grands oiseaux tranquilles. »

    Au cœur de la France, de 1891 à 1914, la bicyclette, l’automobile, l’avion, ces nouveaux sports mécaniques initiateurs d’industries et de pratiques nouvelles, sont associés dans un seul espace mental au même optimisme, à la même utopie réaliste. Un monde naît. « La vie de partout se précipite, se bouscule, animée d’un mouvement fou, d’un mouvement de charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, comme les arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent la route », écrit Octave Mirbeau en 1907. Dans cette civilisation de la vitesse, « bouillonnement vertigineux du monde », les corps deviennent mécaniques, la machine prolonge le squelette.

    Conquête populaire

    Les débuts du XXe siècle ouvrent un nouveau chapitre de l’histoire du vélo. Les classes supérieures issues du monde industriel investissent d’autres valeurs. Elles se tournent vers l’automobile et l’avion, tandis que la bicyclette, par la logique du marché, se popularise. Objet industriel par excellence, elle devient accessible à ceux qui la produisent. Son prix baisse de façon spectaculaire par rapport aux salaires. Elle est le mode de transport de l’employé, de l’ouvrier, du paysan, un véhicule solide, inusable, et qui rend autonome. On peut désormais se déplacer gratuitement.

     

    Philippe Gaboriau : « Le vélo a été tout au long de son histoire le levier de révolutions »

     

    C’est un événement primordial que ce moment où les objets industriels, fruits du travail ouvrier, deviennent accessibles aux classes sociales qui les fabriquent, où le progrès capitaliste ouvre une brèche dans la rude condition de vie imposée aux prolétaires. Le vélo facilite la tâche mais contribue aussi à prendre ses distances par rapport à l’espace du travail. Ce n’est pas un hasard si, dans la mémoire collective, il est attaché aux premières vacances de 1936 et à la politique sociale du Front populaire, ainsi qu’à la Libération de 1945. Symbole d’espérance, il contribue à ouvrir un univers libéré du labeur imposé et participe à la conquête des loisirs par les milieux populaires. Il réconcilie deux mondes, jusque-là séparés, inaccessibles l’un à l’autre.

     

    Philippe Gaboriau : « Le vélo a été tout au long de son histoire le levier de révolutions »

     

    Objet ludique, le voilà qui inaugure aussi le temps des rêves sportifs, des exploits des champions du Tour de France, pilier des cultures populaires de notre civilisation occidentale contemporaine. A travers cette épopée vivante, le vélo vient à la rencontre du peuple. Créé en 1903, le Tour traverse la France des villes et des campagnes, celles des courses cyclistes locales, des terroirs et des congés payés. Carnaval moderne de l’ère industrielle et sportive, il est bientôt rattrapé par les dérives de la publicité et du profit, mais reste le lieu où s’exprime un imaginaire populaire collectif, sur les terribles routes des Alpes et des Pyrénées qui, selon le journaliste sportif et cinéaste des années 1920, Henri Decoin, « montent, semble-t-il, vers le ciel ».

    Energie musculaire

    En France, la fin des années 1950 marque un nouveau tournant. Avec ses pédales et son moteur humain, le vélo répond de moins en moins à la demande populaire. Il fatigue, il fait pauvre. Il se dote bientôt d’un moteur auxiliaire, devient Vélosolex, vélomoteur, motocyclette. Les milieux populaires, paysans et commerçants en tête, entrent dans l’ère de l’automobile pour tous. Est-ce la fin du vélo ? Les journaux de l’époque s’interrogent.

    Le voilà qui revient aujourd’hui comme l’un des symboles du mouvement écologique contemporain. Depuis 1968, le progrès a cessé d’être une certitude sans partage, on commence à mettre en doute les capacités des sociétés industrielles à résoudre les problèmes dont elles sont porteuses. Les débuts du XXIe siècle sonnent la fin de l’illusion d’une croissance illimitée. Les inventions techniques de la révolution industrielle deviennent responsables de l’épuisement des ressources et de la pollution.

    Parce qu’elle est à dimension humaine, non destructrice et mue par une énergie musculaire renouvelable, la bicyclette opère un retour, alors même que le monde d’où elle vient est voué à disparaître. Hier démodée, la pratique du vélo s’oppose désormais aux autres modes de transport modernes, automobile en tête, et rompt avec des valeurs attachées à la civilisation de la vitesse et des embouteillages.

    Cette fois le phénomène touche plutôt les classes supérieures qui s’équipent pour la deuxième fois dans l’histoire. Le vélo à l’ère écologique fait son grand retour dans les classes aisées où il redevient objet utilitaire du quotidien mais aussi de mode et d’amusement. Tout-terrain, il investit les espaces naturels, loin des pratiques de loisirs encombrées.

    En libre-service, il est aussi un moyen de se réapproprier les centres des grandes villes, où l’on voit les bicyclettes se faufiler dans la circulation chaotique depuis les années 2000.

    Grande peur

    Nous venons, confinés, de connaître notre première grande peur. Nous savons que des drames écologiques sont à venir. Nos modes de vie actuels – et tout particulièrement, ceux des plus riches – ne sont pas durables. La vitesse qui a fait basculer le monde dans la modernité voilà deux siècles, est en train de le précipiter vers l’abîme. Où allons-nous si vite, et pourquoi faudrait-il encore accélérer ?

    Si la bicyclette fait partie des innovations techniques qui ont provoqué ou accompagné la révolution industrielle, elle questionne aujourd’hui la notion de progrès, incontournable pour appréhender les valeurs de notre monde social. A l’heure où ralentir semble plus que jamais nécessaire, la mécanique sans moteur du vélo montre qu’une innovation technique et durable est possible. Il nous ouvre les chemins politiques d’une possible et heureuse industrialisation douce. L’histoire du vélo pourra-t-elle nous aider à trouver une nouvelle sagesse ?

     

     


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