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Le vélo peut-il réindustrialiser la France ?
C'est un article paru dans Le Monde du 22 septembre 2021.
Un employé assemble un vélo électrique à l'usine Moustache Bikes de Thaon-les-Vosges, dans l'est de la France le 28 août 2020
Les usines d’assemblage de vélos tournent à plein régime et ne cessent d’embaucher. Mais le secteur peine à se structurer autour d’une « filière » susceptible de rapatrier des fournisseurs en France.
Des pédaliers, des rayons, des fourches, en enfilade et à perte de vue. Dans les travées, des jeunes femmes et hommes, en short ou pantalon d’été, peignent, vissent, soudent, sans précipitation, mais sans faiblir. Ce jour-là, dans l’usine d’Arcade Cycles, à La Roche-sur-Yon, les ouvriers assemblent des bicyclettes couleur bordeaux siglées du logo Daunat, une marque de sandwichs qui organise un « jeu concours » pour faire « gagner des vélos ». Arcade, dont l’usine est idéalement située, à quelques centaines de mètres d’une sortie d’autoroute, s’est spécialisée dans la conception et l’assemblage de « vélos robustes, nécessitant peu d’entretien », destinés aux opérations publicitaires ou aux gestionnaires de flottes, telles les boutiques de location dans les stations balnéaires.
Un créneau manifestement porteur : « Notre chiffre d’affaires est passé de 22 millions à 33 millions d’euros entre 2019 et 2021 », sourit François Lucas, PDG d’Arcade Cycles. Une cinquantaine de kilomètres plus au nord, à Machecoul-Saint-Même (Loire-Atlantique), la Manufacture française du cycle (MFC), qui compose les bicyclettes vendues par la marque Intersport, connaît elle aussi une forte croissance. Son chiffre d’affaires a été multiplié par six depuis 2013, et atteint aujourd’hui 120 millions d’euros.
La même fièvre frappe la société Moustache Bikes, qui produit des vélos à assistance électrique haut de gamme à Thaon-les-Vosges, dans l’agglomération d’Epinal, et dont le chiffre d’affaires a bondi de 50 millions d’euros en 2018 à 100 millions en 2020, ou encore Cycleurope France, à Romilly-sur-Seine (Aube), qui affiche une progression de 20 % en un an. En cette fin d’été, les usines de vélos, quel que soit le segment de marché auquel elles s’adressent, tournent à plein régime, quitte à jongler avec les fournisseurs pour pallier la pénurie de composants. Car ces entreprises ne sont pas à proprement parler des fabricants, mais des assembleurs, qui importent les pièces du monde entier.
Les lieux de production se ressemblent tous un peu : un vaste bâtiment en tôle ondulée posé au milieu d’un parking d’une zone industrielle sur lequel la plupart des employés garent leur voiture. De plus en plus vaste, le parking : Arcade employait 110 personnes il y a deux ans, et en salarie 165 aujourd’hui. En Loire-Atlantique, MFC est passée de 500 employés en 2019 à 700 en 2021. Moustache emploie 160 personnes, contre seulement 20 en 2016.
« Fleurons » régionaux
La marque vosgienne a non seulement repris, en 2018, l’usine voisine du sous-traitant automobile Streit, qui a mis la clé sous la porte, mais aussi embauché une dizaine d’ouvriers qui y travaillaient. Eric Teniel, 58 ans, a alors accepté un salaire inférieur pour devenir assembleur de vélos. Il ne regrette pas : « Maintenant, je suis passé chef d’équipe et je gagne plus qu’avant. » Les liens entre la construction automobile et l’industrie du cycle ne sont pas rares.
« Pour assembler des vélos, il faut être habile de ses mains, savoir manier des outils, supporter la station debout. Ce sont des qualités que l’on retrouve chez les salariés de l’automobile, et nous en avons recruté certains », témoigne Céline Jegou, directrice des ressources humaines de MFC. Directeur général de cette entreprise, David Jamin a « travaillé dix-huit ans chez des équipementiers automobiles, dont Plastic Omnium ». Le directeur financier d’Arcade Cycles a, lui, fait une partie de sa carrière chez Valeo.
Cela n’empêche pas le secteur du vélo d’être confronté, comme d’autres, à la pénurie de main-d’œuvre. Chez MFC, « 150 ouvriers devaient se présenter le lundi 30 août, à 5 heures du matin. Mais quand la chaîne de montage a ouvert, il en manquait 15 », admet un responsable, qui attend de ses employés, comme premières qualités, « le savoir-être et le fait d’arriver à l’heure ».
Les élus locaux, à l’affût de « gisements d’emplois », demeurent fascinés. « Des croissances aussi rapides, je n’en ai pas connu d’autre », s’exclame, à propos de Moustache Bikes, Michel Heinrich, maire d’Epinal pendant vingt-trois ans et toujours président (Les Républicains, LR) de la communauté d’agglomération, qui qualifie l’entreprise de « fleuron vosgien ». A l’autre bout du pays, Arcade est un « fleuron vendéen », renchérit Luc Bouard, maire (droite) de La Roche-sur-Yon.
Si l’industrie du cycle est en pleine forme, cela s’explique bien sûr par la forte progression des déplacements à vélo, accentuée depuis le premier déconfinement, en mai 2020. « Ce quinquennat aura été celui de la naissance d’une nation du vélo », s’est réjouie Barbara Pompili, ministre de la transition écologique, mardi 14 septembre, à l’occasion du lancement du « baromètre des villes cyclables », qui incite les usagers à noter les efforts de leur collectivité.
Pénurie mondiale de composants
Le vélo peut-il contribuer à cette « réindustrialisation de la France » qui s’impose comme thème de la précampagne présidentielle ? Dans l’immédiat, le secteur bute sur plusieurs écueils. Tout d’abord, l’espace manque. Le site de Moustache Bikes, par exemple, ne suffira bientôt plus à absorber la capacité de production. Une extension est déjà prévue. Dans les régions au tissu industriel dynamique, comme l’Ouest, la conquête du foncier est plus difficile. « Pour répondre à une production qui va augmenter de 15 % par an d’ici à 2030, nous cherchons 30 000 mètres carrés, à La Roche-sur-Yon ou ailleurs », témoigne M. Lucas, chez Arcade.
Mais en ces temps de forte demande, « le principal obstacle, c’est la disponibilité des composants et la fiabilité des fournisseurs, qui n’ont pas respecté leurs promesses de livraison » depuis le printemps 2020, déplore Jérôme Valentin, président de Cycleurope, qui produit les marques Peugeot et Gitane. Depuis le printemps, tous les assembleurs français ont été contraints de recourir quelques jours au chômage partiel.
La pénurie mondiale, dont M. Valentin espère un dénouement pour « la mi-2022 », pourrait amener le secteur à se structurer. Durant l’été, lors d’un « tour de France de l’industrie du vélo » organisé par le Club des villes et territoires cyclables, qui rassemble 214 collectivités, des élus de tout bord ont pu admirer les chiffres d’affaires en progression, mais aussi déplorer des carences. Députée du département où est implantée l’usine de Cycleurope, Valérie Bazin-Malgras (LR) n’y va pas par quatre chemins : « Il faut obliger les entreprises produisant des vélos à acheter 30 % de leurs composants en France. Ce n’est peut-être pas très libéral, mais veut-on, ou non, réindustrialiser la France ? »
Son homologue du Val-de-Marne, Guillaume Gouffier-Cha (La République en marche), plaide pour une « filière économique du vélo » qui rassemblerait les industriels, leurs financeurs ainsi que les distributeurs, les loueurs, les réparateurs ou les urbanistes. Son rôle consisterait à « financer la recherche, sur le modèle d’une fondation d’entreprise », et à aider les acteurs à « s’inspirer de ce qui existe ailleurs ». L’élu cherche à éviter des fiascos comme l’implantation ratée du constructeur Mercier dans les Ardennes, annoncée en février puis ajournée début août en raison des doutes circulant au sujet du repreneur. L’Etat, qui s’apprêtait à injecter 5 millions d’euros, a renoncé.
« Rapatrier la fabrication »
Structurer le secteur, c’est aussi l’espoir de Guillaume Boutte, directeur général de Mach1, l’un des rares fournisseurs de l’industrie basé dans l’Hexagone. La société, qui fêtera ses 25 ans début octobre, fabrique à Marclopt (Loire) des jantes, des rayons et des écrous dont la qualité est vantée par tous ses clients. « Transporter des jantes coûte cher, car, au centre, on ne peut rien stocker et l’espace est perdu », avance modestement M. Boutte pour expliquer le succès de son entreprise. Le responsable estime qu’en « mettant en commun leur savoir-faire, les producteurs pourraient fabriquer en France des guidons, des moyeux ou des selles, et bâtir un centre d’essais comme il en existe dans l’industrie automobile ».
Vice-président de l’Union Sport & Cycle, qui rassemble les entreprises du secteur, M. Valentin espère « rapatrier la fabrication des composants en Europe et innover, avec de nouveaux matériaux ». Et après tout, « puisque l’hydrogène va recevoir 7 milliards d’euros de l’Etat [sur dix ans, selon le plan annoncé en septembre 2020], je voudrais 1 milliard pour accompagner les industriels du vélo », dit-il. Le plaidoyer est balayé par le ministre délégué chargé des transports, Jean-Baptiste Djebbari : « Tous les secteurs réclament beaucoup d’argent », a-t-il réagi, le 14 septembre.
Les industriels en question ne sont, en outre, pas tous convaincus. « Nous faisons 40 % de croissance, avec un produit sympathique et bon pour la santé. Pourquoi créerions-nous, en plus de notre activité, une filière ? », interroge Frédéric Lucas, qui prendra la succession de son père chez Arcade Cycles en 2022. « En outre, l’industrie du cycle reste dominée par ses fournisseurs », ajoute l’entrepreneur.
A Epinal, Grégory Sand, l’un des cofondateurs de Moustache Bikes, admet que « tout le monde aimerait voir émerger en France un concurrent de Shimano », le producteur japonais de dérailleurs et de freins dont les pièces ont cruellement manqué ces derniers mois aux assembleurs européens. « Pour cela, il faudrait non seulement des investisseurs, mais aussi du temps », souligne-t-il. Le temps, justement, ce serait le moment de le prendre, assure M. Boutte, chez Mach1. « Mieux vaut se structurer quand les choses vont bien. Car les courbes de progression, un jour, vont s’aplanir », assure-t-il.
Tags : Economie
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