• Le vélo, une révolution urbaine

    Un article de deux pages sur l'usage du vélo en ville dans les pages économie du Monde daté du 14 janvier 2020.

    Le vélo, une révolution urbaine

    Enquête Les cyclistes n’ont jamais été aussi nombreux dans les grandes villes touchées par les grèves ; édiles et industriels s’en félicitent. Mais l’appétence pour les déplacements urbains à bicyclette pourrait n’être qu’un trompe-l’œil : dans les régions rurales et périurbaines, la petite reine recule, au profit de la voiture.

     

    Imaginons une ville, une grande ville, peuplée et dense, mais dépourvue de transports en commun. Que se passerait-il ? Chacun se déplacerait comme il le pourrait. Les routes seraient saturées, les carrefours encombrés, les places de parking introuvables. Les automobilistes, stressés d’avance, se lèveraient très tôt ; le bruit deviendrait incessant et la pollution invivable. Sur les trottoirs, des citadins marcheraient, loin, longuement. D’autres enfin, enfourcheraient un vélo, le moyen le plus sûr de parvenir rapidement à bon port, sans fournir trop d’efforts ni s’engluer dans les embouteillages.

     

    Le paragraphe ci-dessus ne décrit pas Lagos ni Djakarta, mais Paris et son agglomération par temps de grève. Depuis le 5 décembre 2019, date du début du mouvement social qui paralyse les métros et les trains, les Franciliens n’ont jamais eu autant recours au vélo. Les comptages publiés jour après jour à Paris comme en banlieue montrent que la pratique a plus que doublé par rapport à une période normale.

     

    En réalité, cet engouement pour la bicyclette est antérieur à la défaillance des transports publics et ne se limite pas à la région parisienne. En septembre 2019, la fréquentation des grands axes parisiens avait progressé de 54 % par rapport à l’année précédente, à la suite de la matérialisation des pistes cyclables promises par la majorité municipale. A Bordeaux, sur le pont de Pierre, soustrait au trafic automobile depuis 2017, près de 10 000 cyclistes pédalent chaque jour, un chiffre en constante augmentation. Selon Eco Compteur, une société qui installe des boucles de comptage sur les grands axes, Lille et Lyon font partie des villes du monde où la pratique du vélo a le plus progressé entre 2017 et 2018.

     

    L’industrie du cycle bénéficie de la tendance

     

    A l’automne 2019, la deuxième édition du Baromètre des villes cyclables, un questionnaire conçu par la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB) pour noter la qualité des déplacements à vélo, a enregistré près de 185 000 réponses, davantage que son équivalent en Allemagne, où il existe depuis 1998. Le palmarès des villes les plus « cyclables » sera opportunément dévoilé en février, un mois avant le premier tour des élections municipales.

     

     

    L’industrie du cycle bénéficie logiquement de la tendance, comme le constate Boris Wahl, président et fondateur de Cyclable, un réseau de 54 magasins spécialisés dans le vélo urbain. « En 2019, le volume des ventes de vélos classiques a gagné 30 % par rapport à 2018, le vélo à assistance électrique 25 %, le vélo pliant 39 % et le cargo (doté d’un baquet) 135 % », observe-t-il.

     

    Les boutiques de la proche banlieue de Lyon, Lille ou Toulouse ont enregistré les plus fortes progressions. En novembre et décembre, la grève a même entraîné une hausse des ventes de 79 % en Ile-de-France, hors Paris. « Cela se comprend. Les centres urbains bénéficient d’offres de transport public satisfaisantes, alors qu’en première couronne, le vélo se transforme en arme magique contre la congestion », commente M. Wahl.

     

    Limiter la pollution atmosphérique

     

    La promotion de la bicyclette constitue une politique publique depuis le lancement du « plan vélo » par le premier ministre, Edouard Philippe, en septembre 2018. Des financements ont été dégagés au bénéfice des collectivités locales – 50 millions d’euros par an – et un objectif chiffré a été fixé : 9 % des déplacements en 2024. Pour l’heure, la « part modale » du vélo, sa part de marché en quelque sorte, ne dépasse pas les 3 à 4 %, et la France demeure en queue du peloton européen, derrière les Pays-Bas ou le Danemark, mais aussi l’Italie ou la Pologne.

     

     

    En visant davantage de trajets à vélo et moins en voiture, les pouvoirs publics entendent limiter la pollution atmosphérique et réduire les impacts du réchauffement climatique, mais aussi maîtriser les encombrements et faciliter l’accès aux commerces de proximité. Aujourd’hui, la moitié des déplacements de moins de 5 km mobilisent une voiture, une distance aisément parcourable à vélo en moins d’une demi-heure.

     

    L’exercice physique est en outre excellent pour la santé. « La réduction du trafic motorisé permet de limiter le nombre de décès prématurés résultant de la pollution. Mais, si ces trajets, au lieu d’être effectués en voiture, le sont sur un vélo, l’impact sur la santé est sept fois plus élevé », explique Audrey de Nazelle, enseignante-chercheuse à l’Imperial College de Londres, citant des études réalisées à Barcelone et à Londres.

     

    Un gage de qualité de vie

     

    Enfin, la politique du guidon devient, pour les grandes villes, un gage de qualité de vie. Les résultats de l’édition 2017 du Baromètre de la FUB ont constitué, en juin 2019, l’un des critères du classement annuel des « 70 villes les plus attractives » publié par l’hebdomadaire Le Point. Les maires des grandes villes, d’Anne Hidalgo à Paris, en passant par Martine Aubry (PS) à Lille, Nicolas Florian (LR) à Bordeaux ou Eric Piolle (EELV) à Grenoble, se félicitent tous de voir un nombre croissant de leurs administrés se déplacer sur une selle.

     

    Mais cette incontestable appétence pour les déplacements urbains à bicyclette pourrait n’être qu’un trompe-l’œil, prévient Nicolas Mercat, chef de projet pour le consultant Inddigo, auteur d’une étude sur l’impact économique de l’usage du vélo commandée par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) et le ministère de l’économie. « L’augmentation du nombre de trajets domicile-travail dans les grandes agglomérations s’est encore accélérée ces dernières années. Mais à l’inverse, la pratique du vélo baisse, au profit de la voiture, dans les régions rurales et périurbaines. Or, c’est justement autour des villes que la population augmente le plus », détaille le spécialiste, qui a compilé de nombreuses enquêtes statistiques.

     

     

    Par ailleurs, tout le monde ne pédale pas encore. Si l’usage séduit les cadres et professions intermédiaires, « il diminue chez les ouvriers, demeure très faible chez les chômeurs et baisse dans la population en âge d’être scolarisée », regrette M. Mercat. Le vélo ressemble de ce point de vue au ski : quand on ne pratique pas enfant, on est moins enclin à s’y mettre à l’âge adulte.

     

    Succès du vélo à assistance électrique

     

    Ainsi, compte tenu de ces décalages sociologiques et géographiques, « il est probable que la pratique du vélo, à l’échelle de la France, continue de baisser », prévient le spécialiste, qui ne craint pas de désespérer les militants les plus enthousiastes. Il semble en tout cas difficile de parvenir à l’objectif gouvernemental de 9 % de part modale en 2024.

     

    Mais tout espoir n’est pas perdu. Depuis quelques années, le succès du vélo à assistance électrique (VAE) modifie considérablement la portée des déplacements. Les ventes, dopées par des primes octroyées par les collectivités locales, progressent d’année en année, confirme l’organisation professionnelle Union sport et cycle. L’analyse des 270 000 bénéficiaires de la prime de 200 euros accordée par l’Etat entre février 2017 et janvier 2018 montre que c’est en périphérie des grandes agglomérations, dans les villes moyennes et dans les conurbations multipolaires que les VAE se vendent le mieux. Dans ces territoires, les distances parcourues sont plus longues, et l’usage du vélo moins répandu. Ainsi, le VAE peut aisément remplacer la voiture pour de nombreux trajets.

     

     

    Mais à condition que les cyclistes bénéficient d’infrastructures fiables. Pendant des années, les municipalités ont cru qu’elles pouvaient se contenter de mettre à disposition des citadins des vélos en libre-service. Ces systèmes, très coûteux, n’ont toutefois pas suffi à convaincre les usagers, qui cherchent avant tout à se sentir en sécurité. Les villes ont alors construit, sous la pression des associations, des pistes cyclables séparées de la circulation, des carrefours sécurisés ou des arceaux de stationnement, parfois protégés des vols. Le Baromètre de la FUB et les recensements de l’Insee montrent qu’à Bordeaux ou Grenoble, équipées d’un réseau cyclable convenable, on pédale davantage qu’à Marseille ou à Perpignan, où tout cela fait défaut.

     

    La France est loin du compte

     

    La généralisation de ces aménagements, en ville mais aussi en proche périphérie, permettrait d’accroître significativement la pratique. Aux Pays-Bas, où le vélo constitue le principal mode de déplacement pour 36 % de la population, les pouvoirs publics consacrent 30 euros par an et par habitant aux infrastructures cyclables et ce, depuis cinquante ans.

     

     

    La France est loin du compte. Seules certaines villes investissent jusqu’à 15 ou 20 euros par an et par habitant. A l’échelle nationale, en additionnant la construction de pistes, la matérialisation de voies de cyclotourisme, les parkings à vélo dans les gares, les systèmes en libre-service, ou encore les primes à l’achat, le cabinet Inddigo parvient à un total de 549 millions d’euros en 2018, investis par l’Etat et les collectivités locales. Cela correspond à 8 euros par habitant et à 1,3 % des dépenses publiques consacrées aux transports.

     

    C’est au niveau municipal et intercommunal que se prend l’essentiel des décisions d’investissement. Or, observe M. Mercat, « dans la campagne électorale qui s’amorce, on discutera de la pertinence de la gratuité des transports publics pour les usagers ». Selon lui, « il serait bien plus efficace de promouvoir le vélo ». Les aménagements cyclables coûtent en effet bien moins cher que les routes ou les transports publics, et ne transportent pas nécessairement moins de monde. Le Grand Chambéry consacre, par exemple, 250 euros par an et par habitant aux transports en commun, pour une proportion des trajets, 3 %, équivalant à celle du vélo.

     

    Vers un paysage urbain plus apaisé

     

    La société Inddigo estime le coût d’un kilomètre de piste cyclable à 150 000 euros en milieu urbain peu dense, 270 000 euros en banlieue dense et 800 000 euros en cœur de ville, où il importe de prendre en considération les remarques des architectes des bâtiments de France, des opérateurs de transports et des pompiers. Le coût de l’aménagement varie en outre selon le type de voirie. « Lorsqu’on se contente de supprimer une file de stationnement automobile pour la remplacer par une piste dotée d’une bordure, le coût ne dépasse pas les 200 000 euros le kilomètre », indique M. Mercat. Enfin, 80 % des coûts des infrastructures cyclables sont dépensés en investissement, contre 20 % en fonctionnement, une proportion exactement inverse de celle qui prévaut pour les transports publics, bien plus coûteux à entretenir.

     

     

    Dans les grandes villes, mais pas seulement, le sujet pourrait être tranché par les prochaines élections municipales. Mais les associations pro-vélo ne se contentent pas de réclamer des pistes cyclables. Elles insistent également sur la limitation du trafic motorisé, en particulier dans les rues tranquilles des quartiers résidentiels.

     

    A terme, une politique en faveur du vélo révélera un paysage urbain plus apaisé, assez différent de celui que l’on connaît aujourd’hui. « C’est la ville des courtes distances, plus humaine, plus agréable à vivre », disent, en utilisant presque les mêmes mots, Nicolas Samsoen, maire (UDI) de Massy (Essonne), et Pierre Garzon, candidat (PCF) à Villejuif (Val-de-Marne). Ou comment le vélo finit par changer la ville.

    Par Olivier Razemon

     


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