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La florissante vallée du vélo portugaise
Un article paru dans Le Monde du mercredi 7 octobre 2020.
Premier producteur européen de vélos, le Portugal profite de l’explosion de la demande de deux-roues depuis le printemps. Concentrés dans la région d’Agueda, au sud de Porto, les fabricants et sous-traitants locaux résistent à la concurrence chinoise grâce aux mesures antidumping instaurées par Bruxelles
Dans l’usine de cycles Triangles à Agueda, au Portugal. JOAO PINA POUR « LE MONDE »
Cinq, dix, quinze… Dix, vingt, trente… Même en s’y reprenant plusieurs fois, impossible de compter les milliers de cartons encombrant la pièce du sol au plafond. Des manutentionnaires chevauchant des transpalettes électriques ultrarapides empilent de nouvelles caisses en permanence, prêtes à être chargées dans les camions patientant tout près. Dans le hangar voisin, des centaines d’ouvriers soigneusement masqués s’affairent -autour des chaînes. Ici à RTE Bikes, près de Porto, on fabrique jantes, rayons, fourches, et surtout, on assemble 5 000 vélos par jour, destinés à l’exportation, en particulier pour Decathlon. « Nous tournons à plein régime pour rattraper les commandes retardées par le confinement », explique Bruno Salgado, le dynamique directeur exécutif du groupe.
Entre mars et mai, lorsque le Portugal s’est confiné pour freiner la pandémie, RTE, le plus gros assembleur européen de bicyclettes, a dû fermer son usine et mettre une partie de ses 750 salariés au chômage partiel. « Nous étions très inquiets, dans le brouillard total, confie Bruno Salgado. Mais dès la mi-avril, ses équipes et lui ont vu la demande repartir avec soulagement. Depuis, toutes les villes se mettent au vélo, plus sûr que les transports en commun : finalement, cette crise est aussi devenue une opportunité. »
Au milieu des eucalyptus
Comme RTE, les fabricants portugais comptent bien la saisir. En 2019, leur pays était le premier producteur de vélos (2,7 millions d’unités) de l’Union européenne, selon Eurostat, devant l’Italie (2,1 millions), à qui il dispute le podium chaque année, l’Allemagne (1,5 million) et la Pologne (0,9 million). Le nombre de bicyclettes sorties de ses usines a plus que doublé depuis 2014, et la hausse devrait accélérer nettement en 2021, pour le plus grand bonheur d’Agueda.
Dans l’usine de RTE à Vila Nova de Gaia, Portugal. JOAO PINA POUR « LE MONDE »
C’est là, dans la « vallée du vélo » portugaise, au sud de Porto, que la plupart des industriels du cycle sont installés, au milieu des forêts d’eucalyptus. « Nous fabriquons des roues, des selles, des pédaliers, nous avons le seul producteur européen de cadres en aluminium et nous allons commencer à fabriquer des cadres en carbone, se targue Gil Nadais, secrétaire général d’Abimota, la fédération professionnelle du deux-roues. Notre industrie n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était il y a vingt-cinq ans, lorsque les vélos chinois à bas coût déferlaient sur le Vieux Continent. »
Dans l’usine de RTE à Vila Nova de Gaia, Portugal. JOAO PINA POUR « LE MONDE »
C’est peu dire. Au début des années 1990, laminés par la concurrence déloyale des cycles ultra-subventionnés par Pékin, les producteurs européens ont appelé la Commission européenne à l’aide. Pour les soutenir, celle-ci a instauré des taxes antidumping de 30,6 % sur les importations de vélos chinois, ensuite relevées à 48,5 %. « Les producteurs de l’empire du Milieu ont alors tenté de les contourner en passant par d’autres pays d’Asie pour exporter vers l’Europe », raconte Evangelia Anevlavi, conseillère juridique à l’Association des fabricants de vélos européens (EBMA).
En réaction, la Commission a élargi les taxes aux bicyclettes importées d’Indonésie, Malaisie, Sri Lanka, Cambodge, Pakistan, Philippines et Tunisie. En 2018, constatant que la part de marché des vélos à assistance électrique (VAE) chinois avait grimpé de 10 % à 35 % entre 2014 et 2017 en Europe, tandis que leur prix avant chuté de 11 %, Bruxelles a également instauré des droits de douane sur ces modèles.
Investir et monter en gamme
L’effet fut immédiat : les importations de VAE chinois ont chuté de 769 533 unités en 2017 à 195 232 en 2019, tandis que la production européenne passait de 1 million à 2,9 millions sur la même période. « Grâce à Bruxelles, nous avons pu conserver plus de 900 PME du secteur et 110 000 emplois sur le Vieux Continent, et ils pourraient grimper à 135 000 en 2021 », s’enthousiasme Moreno Fioravanti, secrétaire général de l’EBMA.
Près de 8 000 de ces emplois sont au Portugal. Protégés par les mesures antidumping, les producteurs d’Agueda ont pu investir et monter en gamme, tout en construisant un pôle de compétitivité avec les universités locales. « Pour gagner face à la Chine, nous misons sur la réactivité et l’innovation », détaille João Felipe Miranda, directeur marketing de Miranda. Née en 1940, cette PME familiale de 200 salariés, autrefois spécialisée dans la moto, produit aujourd’hui pédaliers, tiges de selles et freins, pour l’essentiel exportés vers l’Allemagne. Les 30 000 m2 de l’usine coiffée de panneaux solaires sont en cours d’agrandissement pour accueillir de nouvelles machines. « Elles peindront les pièces quatre fois plus vite », précise M. Miranda, désignant une immense structure blanche, étincelant sous l’éclat des néons.
Pour limiter sa dépendance à la Chine, l’entreprise produit également son propre aluminium, forgé à froid depuis quelques années. Car voilà : si le bouclier bruxellois a permis de conserver des assembleurs de deux-roues et sous-traitants en Europe, une grande partie des pièces détachées vient toujours d’Asie. En particulier les cadres, dont près de 90 % sont importés.
Comme dans de nombreuses industries, la crise due au Covid-19 et les problèmes d’approvisionnement ont souligné l’urgence de relocaliser la production. « Nous avons entamé cette démarche il y a plusieurs années déjà, notamment face aux problèmes de qualité des composants chinois », confie Bruno Salgado. En 2017, RTE a également lancé sa propre production de cadres en acier. « A cause du confinement et des restrictions aux frontières, il y a jusqu’à un an d’attente sur certaines pièces importées, et cela retarde toute la chaîne en Europe », se désole un fabricant d’Agueda.
De son côté, Miranda s’est associé avec deux producteurs locaux, Ciclo Fapril et Rodi, pour créer Triangle’s, un joint-venture concevant des cadres en aluminium – le seul en Europe. 30 millions ont été investis dans la construction de l’usine et la production a débuté en 2016, assurée à 100 % par des robots dont le brevet est jalousement protégé.
100 000 cadres de VAE, ensuite vendus à des marques européennes, sont sortis des chaînes en 2019, et la production devrait passer à 200 000 d’ici deux ans. « Les carnets de commandes sont pleins, nous devons refuser des clients », se réjouit Luis Pedro, directeur général de Triangle’s. Tout en soulignant que si la robotisation leur permet d’être compétitifs face à la Chine, elle ne nuit pas pour autant à l’emploi : Triangle’s compte 200 salariés, dont une bonne partie d’ingénieurs.
« Nous devons poursuivre l’effort pour rapatrier la production, mais cela ne devient possible qu’au-delà d’un certain volume », ajoute Bruno Salgado. Comme l’ensemble du secteur, il parie que cette bascule sera facilitée par la montée en puissance des VAE. Selon l’EBMA, l’Union européenne devrait en produire 3,5 millions en 2020 et 4,3 millions en 2021, contre 2,9 millions en 2019. Pour profiter de cet eldorado, RTE a lancé cet été sa propre marque de vélos électriques, BEEQ. Les trois modèles sont uniquement vendus en ligne, de 2 099 à 2 399 euros. « L’aventure du VAE est prometteuse, conclut Moreno Fioravanti. Une fois n’est pas coutume, le David européen a relevé la tête face au Goliath chinois. »
Au sud de Porto, Murtosa se rêve en reine de la bicyclette
Depuis douze ans, cette petite ville lagunaire au sud de Porto mise tout sur le vélo, dans l’espoir de développer l’écotourisme et de diversifier son économie
De loin, si ce n’était les cheveux blancs, on la prendrait pour une adolescente. Baskets et sweat à capuche, Gloria Evaristo, 82 ans, pose pied à terre avec fierté : « Je pédale des kilomètres tous les jours, ça maintient en forme. » Superbement entretenu, son « biclou » a plus de cinquante ans. « Je fais quand même une pause le dimanche, le jour de l’église », ajoute-t-elle facétieusement.
Devant le lycée de Murtosa, en septembre 2020. Joao Pina pour «Le Monde»
A droite de Gloria s’étire la ria d’Aveiro, la lagune donnant à la ville de Murtosa, à 60 km au sud de Porto, des allures de petite Venise. A gauche, des dizaines de bicyclettes entreposées dans un local sont en libre disposition pour les visiteurs et les habitants. Mais la plupart de ceux-ci sont déjà équipés. « 10 000 personnes vivent à Murtosa, mais il y a beaucoup plus de vélos », raconte Januario Cunha, qui pédale lui-même chaque matin pour se rendre à la mairie, où il est adjoint. On le croit volontiers : des centaines de cycles sont parqués dans la cour du collège, non loin, et l’on en aperçoit partout dans les jardins.
Réserve naturelle
Il y a douze ans, en plein cœur de la dernière crise, Murtosa a décidé de rebâtir son identité autour du deux-roues. « A l’époque, on nous prenait pour des fous, ce n’était pas encore la mode », se souvient Januario Cuhna. « Ici, tout est plat et les distances sont courtes : les locaux se déplacent à vélo depuis des décennies pour aller aux usines, aux champs ou aux ports. Nous avons décidé d’aller plus loin encore », explique Joaquim Manuel dos Santos Baptista, le maire. Au fil des ans, 6 millions d’euros ont été investis pour retaper et construire 50 kilomètres de pistes cyclables. Celles-ci sillonnent le centre-ville et la réserve naturelle cerclant la lagune, d’où l’on aperçoit flamants roses et moliceiros, les embarcations traditionnelles de la ria.
Januario Cunha, maire adjoint de Murtosa, en septembre 2020. Joao Pina pour «Le Monde»
Pour la ville, l’objectif était de faciliter le quotidien des habitants. Mais, surtout, de diversifier son économie en développant écotourisme et cyclotourisme. Cela commence à porter ses fruits : si autrefois, les visiteurs fréquentaient l’endroit uniquement en été pour se serrer sur l’étroite plage donnant sur l’Atlantique, ils viennent désormais toute l’année. « Des hôtels, des restaurants, des loueurs de vélos ont ouvert pour les accueillir », assure M. dos Santos Baptista, avec optimisme. Malgré la baisse du tourisme international liée à la pandémie, il veut croire que, ces prochaines années, Murtosa profitera de la demande croissante de destinations nature, loin des grandes villes.
Tags : Presse, Economie
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