• La bataille du garage à vélos

    Un article paru dans Le Monde du 12-13 juillet 2020.

    « Vous ne pouvez pas le monter sur votre balcon ? » : la bataille du garage à vélos

    Ils ont envahi les cours d’immeubles et les halls d’entreprises. Alors que la crise sociale et sanitaire a remis les travailleurs en selle, le casse-tête du stationnement des bicyclettes crée la zizanie en ville.

    Par Emeline Cazi Publié le 10 juillet 2020 à 02h42 - Mis à jour le 12 juillet 2020 à 16h20

     

    La bataille du garage à vélos

     

    Le mot glissé dans les boîtes aux lettres a sonné comme un ultimatum. « Merci de ranger vos vélos pour faire place nette, sinon on les jettera. » La menace eut l’effet escompté. La loge de l’immeuble qui abrite cinq poubelles, des poussettes, des trottinettes, et un fatras de cycles allant de la draisienne au grand modèle à sacoches a retrouvé un semblant d’ordre. Et si ce n’est ce mini-drame – parmi les bicyclettes remisées à la cave sans état d’âme, l’une l’a été par erreur –, les esprits se sont un peu apaisés.

    L’ambiance est plutôt bonne, pourtant, dans cette copropriété parisienne du 18e arrondissement, quinze appartements, une quarantaine d’habitants, des cafés, des apéros, dont celui de fin de confinement qui s’est prolongé jusqu’à une heure du matin. Mais il a suffi qu’un couple investisse dans deux vélos à assistance électrique (VAE) et qu’un retraité demande à pouvoir attraper le sien sans avoir à tout déménager pour que le climat se tende.

    C’est à la même période, courant mai, que la gardienne de Pauline, dans le 15e à Paris, s’est mise à tracer des traits à la craie sur les pneus des bicyclettes qui s’étaient subitement multipliées dans la cour. De cinq avant le confinement, on en compte désormais vingt, calées entre les six poubelles. « Les locataires de l’immeuble du fond doivent passer de profil pour rentrer chez eux. Ils se prennent les guidons, tout tombe », raconte la jeune femme. « Alors, la gardienne repère lesquelles bougent vraiment », et exige que les autres soient stockées ailleurs.

    Chez Victor, dans le 10e, même constat. « Après le confinement, on est passé de huit à vingt vélos, pour une loge de 10 m2. Les matins sont acrobatiques : Pour peu que vous soyez rentré en premier le soir, vous aurez quatre ou cinq vélos à soulever et déplacer. Voire à ramasser. Car comme tous n’ont pas de béquille, certains sont posés les uns par-dessus les autres. »

     Les halls débordent

    Le casse-tête du stationnement des vélos n’est pas nouveau en France, où la ville et l’habitat ont longtemps été pensés pour la voiture. Mais depuis que la crise sanitaire a poussé un grand nombre d’urbains sur les pistes cyclables, il a pris une ampleur inédite. A Paris, Pau, Marseille, Montauban, la même question surgit aux assemblées générales de copropriétés, ou sur les boucles de mails au bureau : « Que fait-on de tous ces vélos ? » Les halls des immeubles débordent. Dans les entreprises, c’est la guerre autour du local. Au siège parisien de Matera, une start-up qui propose des services aux syndics bénévoles et coopératifs, les bicyclettes passent la journée dans l’open space.

    « Vous ne pouvez pas le descendre à la cave/le monter chez vous/le laisser dehors ? », n’est pas franchement le type de réponse attendu par les « vélotafeurs », comme on surnomme ces salariés qui pédalent pour se rendre au travail. Contrairement « aux vélos loisirs, stockés dans les recoins ou sur les balcons, le vélo du quotidien a besoin d’être accessible, rapidement utilisable », confirme Dominique Riou, chargé d’études au département mobilité transport de l’Institut Paris Region. Le poteau sur le trottoir n’est pas non plus la bonne option. « Le vélo y sera dégradé, voire volé. Ou d’abord dégradé, puis volé », déplore Olivier Schneider, président de la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB). Non, ce que demandent les cyclistes, c’est un local avec des arceaux sur lesquels fixer cadre et roue ensemble. Caprices d’enfants gâtés, moquent les non-concernés. Mais bien souvent, les discussions s’enveniment, avant même d’en arriver à ces considérations techniques.

    Paulette, à Montauban (Tarn-et-Garonne), en sait quelque chose. Voilà trois ans que cette infirmière à la retraite, 65 ans, se démène pour aménager un espace dans son immeuble, une résidence années 1960 à cinq minutes en voiture du centre-ville, dans laquelle, a priori, l’espace ne manque pas. « Je rêve d’un vélo pour aller faire mes courses. A pied, je fatigue. Et je pourrais même aller voir ma sœur, qui vit à 6 km d’ici. » Mais son enthousiasme se heurte au veto des voisins. L’année dernière, elle est arrivée en AG de copro avec un devis pour fixer des arceaux. Montant : 100 euros, fourniture et pose comprises. Elle paie, s’il le faut. « Ils n’ont pas voulu. Une dame du 5e en a assez d’avoir vue sur les garages, elle ne veut pas avoir vue sur les vélos. » « Oui, mais si on en autorise un, jusqu’à combien on en autorise ? », a demandé un autre. « Et vous ne pouvez pas le monter sur votre balcon ? », a renchéri un troisième. Ce sont les mêmes, « tous propriétaires de garages », qui s’opposent à l’installation d’un banc sur la pelouse, à l’ombre des bouleaux. « Si on n’a rien le droit de faire, on va devenir un immeuble triste de vieilles gens dans lequel aucun jeune ne voudra s’installer », a répliqué Paulette.

    « Derrière cette question triviale du stationnement de vélos se cachent en réalité des conflits de valeurs, explique la sociologue Marie-Pierre Lefeuvre. La volonté de préférer le vélo à la voiture renvoie à des modes de vie particuliers. Or la copropriété peut être la caisse de résonance de ces différences. » Difficile de savoir si cette grille de lecture s’applique à la mésaventure de Nathalie, petite quarantaine, à Marseille. Un soir, elle a retrouvé une poêle à frire, accrochée en signe de protestation à la porte de l’appartement vacant du rez-de-chaussée où elle entreposait temporairement son nouveau VAE. Le propriétaire était d’accord pour qu’elle utilise les lieux. Deux des voisines de l’immeuble, « dont une est née là », peut-être moins. De la colle forte bouchait aussi la serrure. Dans les anciens locaux de Matera, à Paris, une salariée qui avait laissé son vélo dans la cour – alors que c’est interdit – a retrouvé ses pneus crevés.

    Ce problème du stationnement peut freiner ceux qui n’ont pas encore franchi le pas. Mais il en faut plus pour décourager le nouveau propriétaire de VAE, intarissable sur le bonheur de son trajet sans aléa, sans carbone et sans Covid-19. Il a tout étudié, pris des mesures, connaît tout des différents modèles d’arceaux et de râteliers. La loi d’orientation des mobilités – qui facilite la prise de décision, en AG de copro, pour aménager un local – n’a plus de secret pour lui. Paulette, dans sa résidence à Montauban, a trouvé, elle, son nouvel angle d’attaque. Une voisine a du mal à vendre son appartement. « Ne pourrait-on pas lui racheter son garage ? »

    L’énergie consacrée au sujet crée du lien. « Le vélo a longtemps été mal considéré. Dans certaines copropriétés âgées, des résidents trouvent ça très moche et refusent de le voir dans la cour. Mais des jeunes familles prennent ça en main. Et, comme autour du compost, on peut faire naître du collaboratif », constate Dominique Riou. Dans le Nord parisien, chez Aurélie, une centaine d’appartements, trois sous-sols de parkings, on n’en est pas encore à bricoler ensemble, mais la quête de l’introuvable a rapproché une quinquagénaire qui vit là depuis vingt-cinq ans mais ne connaissait personne, une célibataire de 35 ans, et le jeune locataire qui monte tous les soirs son vélo à l’épaule. « La dame du conseil syndical » s’est prise d’affection pour le trio. Elle a été alertée d’une succession avec des charges impayées. « La place de parking est pour l’instant vacante. Que risquez-vous à vous installer là sans dégrader le bien et sans trop faire de vagues ? »

    Tirage au sort pour les crochets

    Parfois, faute de place réelle, ce qui ne doit normalement plus être le cas dans les constructions neuves, il n’y a pas d’autre choix que de se tourner vers l’extérieur. Après l’épisode poêle à frire, Nathalie a frappé aux portes du quartier. Une bijoutière a accepté de lui louer un bout de garage pour 50 euros par mois. Mais la bijoutière est partie. « En septembre, j’ai miraculeusement trouvé un local juste à côté de chez moi. J’y gare ma voiture, mon vélo, et celui d’une amie, qui n’a rien et s’était fait voler son pliant, petites roues, dans sa cage d’escalier. Mais c’est 125 euros par mois. » A ce prix, il y a un filon sous-location pour les propriétaires de box, même s’il a ses limites. A ceci près, nuance Julie, 44 ans, qui loue un fond de garage 25 euros par mois pour entreposer son vélo électrique et celui de son compagnon « que c’est souvent un lieu de stockage, que les propriétaires n’ouvrent pas à n’importe qui ».

    Cette pénurie de solutions a fait pousser, sur l’espace public des grandes villes, ces « obus », « huches à pain », « cages à vélo » – il existe autant de surnoms que d’usagers pour ces parcs clos. Mais les places sont chères. Comme pour les jardins partagés, les listes d’attente s’allongent. A Paris, par souci d’équité, on a tiré au sort les utilisateurs de crochets (à 75 euros par mois). Le danger aussi, prévient Paul Lecroart, urbaniste à l’Institut Paris Région, c’est que ces équipements prennent encore de la place aux piétons. La solution, veut-il croire, c’est le mouvement « des parklets » de San Francisco, qui consiste à installer des modules de mobilier urbain (bancs, arceaux) sur les emplacements autrefois réservés à la voiture.

    En France, les mentalités bougent lentement. Nicolas Argaud, membre du collectif Pau à vélo, dit avoir bataillé plus d’un an pour que 14 arceaux soient installés devant le Palais des sports, 7 700 places assises. Dans le cadre de la rénovation de la gare du Nord, plus grande gare d’Europe, la Mairie de Paris a obtenu à l’arraché 6 000 emplacements. On est encore loin des 10 000 de la gare d’Utrecht, aux Pays-Bas. « Même à Nantes, dans une ville à tendance cyclable, on manque encore de stationnement sur l’espace public, admet Annie-Claude Thiolat, vice-présidente de la FUB. Tout est lié à l’absence de culture vélo en France, où celui-ci est encore perçu comme un jouet, un loisir, mais pas pensé comme un mode de déplacement. »

     

     

     


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