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Emilie Quinquis et Yann Tiersen : « Avec le voyage à vélo, ce sont tous les sens qui racontent un espace »
"Roue libre" est une série d'été en 5 épisodes proposée par Le Monde.
Emilie Quinquis, née a Brest, est autrice-compositrice et interprète, et prépare actuellement un troisième album. Né à Brest également, Yann Tiersen est musicien, compositeur de musiques qui appellent au voyage, et a notamment signé la bande originale du Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Les deux artistes vivent avec leur enfant sur l’île d’Ouessant où ils ont monté L’Eskal, un complexe de trois studios et une salle de concerts. Il leur arrive de composer ou d’écrire l’un pour l’autre. En 2014, ils ont commencé à voyager à vélo et ont notamment fait, à vélo, une tournée des disquaires indépendants de Bretagne, à l’occasion de la sortie de l’album ∞ (Infinity).
Tribune « Roue libre » (1/5). Des personnalités évoquent les révolutions discrètes de la bicyclette. Pour l’autrice-interprète et le compositeur, le vrai voyage est à vélo, quand on découvre au rythme du pédalier.
Au commencement il y avait le Peugeot blanc et ses deux roues arrière qui grinçaient et le maintenaient à terre. L’envol, sur deux roues, un matin d’hiver où l’infini du monde s’est invité sur un parking. Puis le demi-course rouge, ami dans les Montagnes d’Arrée, voyageant inlassablement sur les deux kilomètres qui menaient à la grande route. Barrière infranchissable, limite du monde au-delà duquel vivent les bolides tueurs.
Apprendre le voyage sur cette route, du matin au soir, courir les deux kilomètres aller-retour, et parcourir des pays inconnus avec leurs histoires merveilleuses et terribles. Ou bien sentir glisser les graviers sous les roues d’un Peugeot bleu. Rouler sur le chemin qui menait au bois de ce village du Léon. Et plus tard accélérer sur un VTT en sortant de l’école pour jouer avec la sensation du vent contre son visage. Ne laisser à personne le temps de s’approcher. Se sentir en sécurité. Partir. Enfin.
Chevaux de fer
La suite c’est nous. Une femme dans la trentaine, un homme dans la quarantaine. Au milieu des transitions. Nos pas guidés on ne sait trop comment vers la boutique d’un vélociste rennais, comme on franchirait le seuil d’un lieu de culte où nous commencerions notre préparation à un rituel de passage. Là-bas nous sommes mesurés, questionnés, évalués. Puis nous voilà repartis, après avoir fait l’acquisition de nos premiers chevaux de fer. C’est ainsi que nous les nommons en breton : des chevaux de fer. Ces chevaux-là qui n’ont jamais servi à labourer.
Pourtant, tu y penses au cheval de Béla Tarr, celui avec lequel tu traînes ta peine face au vent, de paysage en paysage. Mais celui-ci, tu le choisis. Personne ne te force à monter dessus. Personne ne te force à y accrocher tes bagages. Tu pourrais simplement prendre le train et regarder au travers de la vitre. Tu n’aurais pas cette poussière dans les yeux. Cette sueur collée à tes joues. Cette pluie battante fouettant tes paupières. Cette fatigue assommante à la fin du jour. Tu n’aurais pas la peur de la chute. La peur de te perdre et de ne pas y arriver. Mais tu n’aurais pas non plus la joie de te relever. La surprise des rencontres fortuites. La fierté d’avoir tenu.
Lorsque nous avons décidé de descendre la Californie à vélo nous n’imaginions pas véritablement ce qui nous attendait. Il en est allé de même lorsque nous avons parcouru la Cornouaille, lorsque nous avons tracé l’infini sur la Bretagne, sommes partis du Cap Nord pour rejoindre les îles Lofoten. Chaque fois nous avons été surpris par la nature. Par les changements d’horizons, de températures, de couchers de soleil ou d’odeurs, nous avons toujours appris du lieu que nous pénétrions.
Comme cette fois où nous avons senti l’odeur des champs de fraises aux alentours de Santa Cruz. De belles fraises bien rouges à l’odeur sucrée, récoltées par des gens heureux au milieu de champs harmonieux. Tout est très vert. Puis, quelques centaines de kilomètres plus loin, plus près de San Francisco, voilà que ça tire vers le jaune. Nous découvrons d’autres fraises, à perte de vue, récoltées par des centaines de personnes aux visages fermés dans des champs asséchés. L’odeur ? Comme celle de quelque chose d’âpre. Nos gorges se resserrent bizarrement. Plus nous avançons, plus nos trachées brûlent, jusqu’à en être essoufflés. Nos yeux, notre peau nous démangent. L’air est chargé de pesticides. Nous le découvrirons plus tard. Le jour où nous apprendrons que jusqu’aux alentours de Santa Cruz, ils essayent de mener des cultures biologiques. Le sol nous l’avait dit, l’air aussi. Vélo, mécanique céleste qui nous rend le monde accessible.
Parfois, l’on prépare un voyage en s’aidant d’images. C’est la vue qui » nous guide. Avec le voyage à vélo, ce sont tous les sens qui racontent un espace. De la chaleur étouffante d’un bout de désert californien aux températures négatives d’un départ matinal dans les fjords, notre corps voyage au travers de mille sensations. De la moiteur de l’air du Centre-Bretagne aux vents revigorants du littoral cornouaillais, notre peau reçoit ce qu’endurent les pierres des maisons. Sans même les croiser, on finit par sentir le caractère des habitants, leurs habitudes de vie, la raison de leurs constructions. On finit par comprendre ce que racine veut dire. C’est cet enracinement-là dans le lieu qui nous a vus grandir que nous fortifions davantage à chaque voyage.
Car il est bien question de voyage et non de destination. Le voyage. Chaque moment, chaque relief a son existence. Soudain le rythme est lent, le silence gagne la route. Puis au milieu des respirations s’ouvrent les chants d’oiseaux, les frémissements d’arbres, les chuintements de rivières, l’écho des collines. A chaque pourcentage de plus le poids s’accroche à la route. La gravité te tire vers le bas. Tu penses à renoncer. Soudain, quelque part, tu trouves un reste de force. Tu avances encore en peu jusqu’à rejoindre le sommet. Voilà ce qu’il cachait. Un nouveau voyage.
La destination. Un point. Un objectif éphémère. Un lieu choisi pour arrêter les choses. Une frontière vers laquelle avancer. Jusqu’à l’arrêt. La limite. Quand tu pourrais ne plus en avoir. Et plus rien n’existe. Tu es arrivé. La destination n’en est plus une.
Au milieu du vivant
Les Etats-Unis sont bien connus pour renfermer de grands espaces sauvages. Pourtant nous n’étions pas prêts à découvrir ce que sauvage voulait dire. Sans doute n’avions nous pas imaginé que nous en traverserions. Perchés sur nos selles nous roulions à vive allure pour quitter la ville. Petit à petit nous nous enfoncions dans la nature jusqu’à en être enveloppés. Nous étions du vivant au milieu du vivant. Ce précepte de « l’écologie profonde » d’Arne Naess allait se révéler de plus en plus vrai au fil des jours. Le chant des tribus, les forêts profondes, tout résonnait au rythme des pédales, au son des grillons de la roue libre.
Nous reconsidérions nos choix devant un homme sortant des bois. Nous nous sentions minuscules en traversant les séquoias. Nous nous découvrions vulnérables en faisant face à un puma. Cela n’allait pas de soi. Nous avions oublié. Pourtant le chemin jusqu’ici nous donnait quelques indices de ce à quoi nous aspirions : nous déconnecter du fracas de nos vies, nous reconnecter à l’essence des choses, tracer notre route sur une carte papier, laisser derrière nous nos appréhensions, avancer à la force de nos jambes, vivre avec deux sacs. Finalement quoi d’autre ? Du temps, de l’exercice, du minimalisme et de la poésie.
Et au milieu de tout cela, nos corps, avec lesquels on ne triche pas. Et nos pensées, qui parfois nous arrêtent. La force du mental a autant de poids que la condition physique. Ce mental et ce physique, quels qu’ils soient, cadencent le voyage. Et s’ils commencent abîmés, ils finiront soignés.
Un compagnon pour la vie
Nous nous sommes souvent demandé pourquoi les écrits ou autres films sur le cyclisme étaient si lyriques. Il y a quelque chose d’une rare beauté dans la mécanique d’un vélo. Nous en avons ri longtemps. Aujourd’hui nous l’éprouvons. Le cliquetis de la chaîne sur les dents du pédalier n’a d’égal que la beauté d’une vallée découverte au gré d’une ascension éreintante. Le vélo est cette fusée magique qui n’a que sensiblement changé depuis son invention. Il a quelque chose d’immuable dans sa construction. Comme si dès le départ il avait présenté cette solidité, cette sobriété qui se suffirait à elle-même. Une quintessence. Une mécanique délicate, certes, mais accessible à tous, que l’on nous autorise à réparer et dont on ne peut programmer l’obsolescence.
Un compagnon pour la vie qui roulera encore quand les cuves de pétrole seront à sec. Qui avancera encore quand les ampoules resteront éteintes. Qui nous permettra d’aller chercher plus loin de quoi nous nourrir, encore un peu libres d’aller voir de plus près le lever du soleil. Faisant corps avec l’acier. A vélo tout est proche, tout est connecté par le fil de notre effort. Le monde est vie et énergie. Il commence sur le pas de notre porte.
Il nous est arrivé de refaire en voiture un parcours que nous avions auparavant fait à vélo. Cela semblait tellement plus long. Là aussi, nous étions partis le matin et arrivés dans l’après-midi. Il n’y avait pas de changement significatif. Le temps de faire la queue pour payer un sandwich en triangle sur une aire d’autoroute engluée de bitume. La pause était plus longue mais moins revigorante. Rien à voir avec ce petit coin d’herbe aux abords d’une route de campagne pour partager quelques fruits à l’ombre d’un arbre.
L’ailleurs est accessible de partout. Nous sentons cela profondément dès le premier coup de pédale, enfant. Le moteur a refermé les portes du monde. Voitures, avions nous transportent d’un point à un autre à la vitesse de l’éclair. Mais ce n’est pas un voyage, juste un temps mort dans un non-lieu. La destination est passée. Parfois future. Le voyage est présent. Nous choisissons de vivre dans le présent.
Tags : Presse, Voyage
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