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Claire Floret : à vélo, « il nous reste des sommets à gravir pour une réelle égalité hommes-femmes »
Professeure d’EPS à Evry (Essonne), Claire Floret est coureuse amatrice dans l’équipe N2 du Club omnisports de Courcouronnes Cyclisme féminin. Elle est à l’origine du projet « Donnons des elles au vélo J-1 », qui, depuis 2015, permet à une équipe féminine de réaliser chacune des 21 étapes du Tour de France, sans compétition, la veille de la course. Elle est membre élue du conseil fédéral de la Fédération française de cyclisme où elle préside la commission nationale « Cyclisme au féminin ».
Tribune « Roue libre » (3/5). Si la bicyclette a pu être un outil d’émancipation féminine, aujourd’hui sa pratique reste conditionnée au genre, en particulier dans les grandes compétitions, constate la coordinatrice du projet « Donnons des elles au vélo J-1 ».
Si l’expression « petite reine » appartient bien au genre féminin, la pratique du vélo reste encore trop souvent un combat pour les femmes. Plus qu’à une course contre la montre, leur droit à pédaler s’apparente à une longue étape de montagne, rythmée de cols aux pourcentages ardus et de descentes sinueuses et semées d’obstacles.
Un petit retour au XIXe siècle nous éclaire sur les racines de ce conservatisme. Le vélo est inventé au début du siècle par un homme pour les hommes. Des médecins s’inquiètent alors de l’impact du deux-roues sur les capacités des femmes à enfanter et sur les risques de développer une stérilité. D’autres s’insurgent contre une possible « masturbation sportive » et une sexualité féminine où l’homme serait absent. Ceux-là n’avaient sans doute jamais passé plusieurs heures consécutives sur une selle de vélo.
Ces craintes révèlent la peur profonde que la nouvelle liberté de mouvements des femmes peut alors susciter dans la société. Car, dès la fin du XIXe siècle, le vélo représente un outil d’émancipation féminine. C’est grâce à lui que le port du pantalon est, pour la première fois, autorisé aux femmes, à condition qu’elles tiennent « par la main un guidon de bicyclette », précisent les circulaires de 1892 et 1909. En laissant tomber la robe, elles s’affranchissent des codes de la condition féminine. Elles peuvent, grâce au vélo, acquérir une certaine autonomie dans leurs déplacements.
Courses masculines
Dès la seconde moitié du XIXe siècle, on voit aussi des pionnières s’élancer au départ de courses masculines. L’aventure est pourtant stoppée net par la décision, formulée en 1893 par l’Union vélocipédique de France, d’interdire aux femmes de participer aux épreuves cyclistes. Comme l’a montré le travail d’Idrissa Djepa (« Le genre à la Fédération française de cyclisme, vu par son journal officiel [1946-1952 »]), 2019), il faut attendre le XXe siècle et l’entre-deux-guerres pour trouver une période plus favorable, avec la création de fédérations féminines de cyclisme, malheureusement éphémères, mais dont le but est d’institutionnaliser la pratique féminine. L’Italienne Alfonsina Strada en profitera pour se lancer en 1924 dans le Tour d’Italie, aux côtés des hommes. C’est la première et seule femme à s’être engagée dans un « grand tour » encore à ce jour.
Alfonsina Strada
Car l’avancée tourne court. En 1948, les femmes sont à nouveau écartées des courses à la suite d’une réorganisation du sport français, avant une subite accélération des droits sportifs féminins qui propulse, en 1955, 41 coureuses au départ d’un premier Tour de France féminin de cinq étapes.
On pourrait imaginer que cette époque est largement révolue en France, mais aujourd’hui encore la pratique du vélo reste conditionnée au genre. Si les petits garçons sont plus facilement amenés à enfourcher une bicyclette au cours de leur socialisation que les petites filles, c’est surtout entre la préadolescence et la fin des années collège que « s’opère un écroulement de la pratique chez les filles », comme le montre une étude réalisée en 2016 par l’’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux (Ifsttar). Les adolescents sont beaucoup plus nombreux que les adolescentes à déclarer faire du vélo, et cet écart entre garçons et filles se creuse de manière plus flagrante dans les zones urbaines sensibles.
A l’âge adulte, on constate encore une baisse de la pratique féminine à partir du deuxième enfant, ce qui n’est pas le cas pour l’homme, selon une étude menée à l’université de Bordeaux. Quant à la pratique sportive, là aussi le clivage est important. La Fédération française de cyclisme ne compte que 10 % de femmes licenciées.
Comment changer les mentalités et permettre aux filles de faire du vélo et de pousser la porte d’un club sans a priori ? La grimpeuse de rochers que j’étais il y a une dizaine d’années n’aurait jamais eu l’idée d’enfourcher un vélo de route si mon conjoint pratiquant ne m’y avait pas incitée, tout simplement par manque d’identification. Jamais auparavant je n’avais eu l’occasion de croiser un peloton féminin sur la route, encore moins de le voir à l’écran. Dans mes représentations mentales, le cyclisme était alors exclusivement masculin. Ce qui ne se voit pas n’existe pas !
Bataille des idées
L’absence de visibilité féminine dans les « grands tours » ou les « monuments du cyclisme » contribue à ce manque d’intérêt. Il aura fallu attendre plus d’un siècle pour que certaines courses comme le Tour des Flandres ou Paris-Roubaix fassent enfin une place aux femmes. Quant au Tour de France, premier événement qui vient à l’esprit quand on parle de cyclisme, quels que soient l’âge, le sexe ou l’origine, l’histoire récente de ses relations avec les femmes est plus que chaotique. Entre 1984 et 1989, une épreuve féminine a été organisée en lever de rideau de l’épreuve masculine, avant de changer successivement d’organisateur, de nom, de format et d’être déconnectée de la course dans les années 1990, pour finalement s’éteindre en 2002.
En 2013, une pétition lancée par des coureuses professionnelles réunit 100 000 signataires et aboutit l’année suivante à l’organisation d’une unique étape féminine sur le Tour de France. Fortes de cette première avancée, mes coéquipières et moi-même, membres d’une équipe féminine de niveau amateur, réalisons en 2015 les 21 étapes du Tour de France la veille de la course des hommes. Depuis, notre projet associatif Donnons des elles au vélo J-1 a renouvelé l‘opération chaque année, y compris en 2020, où nous roulons exceptionnellement à M-1 du 29 juillet au 20 août.
La bataille des idées est désormais gagnée. L’épreuve tant attendue est annoncée pour 2022, certes pas à la même période que les hommes, mais sans nul doute à la hauteur des efforts des concurrentes.
Egalité sportive
Pourtant, il nous reste des sommets à gravir pour tendre vers une réelle égalité hommes-femmes des conditions de pratique et d’encadrement, d’exposition médiatique, de salaires, de droits sociaux, et tout simplement de reconnaissance des cyclistes professionnelles. Car, sans visibilité, pas de partenaires ni de moyens financiers.
Sans budget, comment salarier une coureuse, un staff, équiper de matériel performant et déplacer une équipe sur un calendrier international de plus en plus étoffé ? Quand Thibaut Pinot ou Romain Bardet peuvent prétendre à un revenu annuel avoisinant 1,5 million d’euros, Jade Wiel, championne de France Elite, touche 15 000 euros par an. Chez un même partenaire – Arkea –, le budget de l’équipe féminine plafonne à 450 000 euros, contre 15 millions d’euros pour l’équipe masculine. Il reste du chemin à parcourir sur la voie de l’égalité sportive.
Mais le poids de l’histoire n’est pas une fatalité. Il suffit pour s’en convaincre d’observer des disciplines cyclistes plus récentes telles que le BMX ou le VTT, qui proposent des événements mixtes avec des récompenses proches. L’Union cycliste internationale a créé cette année un statut de cycliste professionnelle sur route, garantissant un congé maternité et un salaire minimum aux coureuses des huit formations au plus haut niveau mondial. De son côté, la Fédération française de cyclisme travaille sur un plan de féminisation en structurant ses clubs pour accueillir les licenciées isolées, en multipliant les courses féminines à tous les niveaux de pratique, en développant de manière paritaire le « Savoir rouler à vélo ».
Braver les codes
Partout dans le monde, des femmes se battent pour transformer les mentalités et les pratiques. En 2013, les Saoudiennes ont obtenu l’autorisation de se déplacer à bicyclette, mais elles doivent encore être accompagnées par un homme de leur famille. En Afghanistan, les « petites reines de Kaboul », nominées en 2016 au prix Nobel de la paix, continuent de braver les codes pour s’adonner à leur passion en compétition.
En France, chaque semaine, des femmes qui n’ont pas appris à pédaler dans l’enfance s’initient au sein d’associations, dans des quartiers souvent mal desservis par les transports en commun. Elles conquièrent ainsi une autonomie de déplacements à moindres frais. Il faut voir l’enthousiasme des lycéennes récemment arrivées en France que je forme à Evry (Essonne) dans mon lycée, qui peuvent alors pratiquer aux côtés de leurs frères ou cousins. Des ateliers sont aussi de plus en plus souvent réservés aux femmes pour qu’elles apprennent à réparer leur vélo, et gagnent ainsi en confiance en elles et en autonomie.
L’histoire du vélo s’est construite à deux vitesses pour les hommes et les femmes à travers l’histoire et le monde. L’expérience nous montre que les avancées du vélo féminin sont toujours le résultat des combats menés par des femmes, qui ont ainsi organisé leur propre intégration. Si rien n’est jamais acquis, je veux croire que les femmes sont l’avenir du vélo par le réservoir qu’elles représentent de futures pratiquantes qui ne le savent pas encore. J’ai confiance dans le futur pour que femmes et hommes travaillent ensemble à une plus grande égalité dans notre sport.
Tags : Presse, Histoire
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