• Gilles Fumey : « Faire du vélo, c’est prendre la géographie à bras-le-corps »

    Cycliste et professeur de géographie à Sorbonne Université et au CNRS/Sirice, Gilles Fumey a fondé en 1998 les Cafés géographiques. Président du Festival international de géographie de Saint-Dié, il est l’auteur du « Tour de France ou le vélo géographique » (Annales de géographie, 2006, n° 650) et des « Premiers Voyageurs photographes » (BNF/Glénat, 2018).

     

    Tribune « Roue libre » (4/5). Le vélo redessine la géographie des villes et territoires, estime le géographe qui appelle à une géopolitique, non plus des hydrocarbures, mais de l’« énergie vagabonde ».

    Le 13 juillet 1967, à quelques minutes du sommet du mont Ventoux perché à 1 910 mètres, le chouchou du public du Tour de France, Tom Simpson, meurt d’épuisement en direct sous l’œil des caméras. Le thermomètre à la devanture d’un café un peu plus bas marquait 55 °C. Sur le Britannique, on retrouve du tonédron, un dopant qui masque aussi la sensation de fatigue. Le sport bascule dans la triche.

     

    Gilles Fumey : « Faire du vélo, c’est prendre la géographie à bras-le-corps »

    Tom Simpson

     

    Comment le vélo a-t-il pu être instrumentalisé à des fins aussi meurtrières ? Comment la rugosité de la Terre expérimentée habituellement par un effort mesuré à ses propres forces, a-t-elle pu mettre en folie des responsables sportifs ? Faire du vélo, c’est prendre la géographie à bras-le-corps, braver une distance, une altitude, la chaleur, le froid, les vents, la pluie, toute une matière composite plongeant son corps dans un champ de forces contraires. Mais pas jusqu’à la mort.

    Une sensation cinesthétique de l’espace

    La géographie est une matière qui ne s’apprend pas qu’à l’école. Le milliard de pratiquants du vélo, selon l’Union cycliste internationale, le savent bien, eux qui recherchent une forme d’épreuve de soi et apprivoisent un territoire avec une expérience intime, faite de plaisir, d’efforts, d’ivresse de la vitesse. Pour l’écrivain géographe Emmanuel Ruben, « la vitesse est une drogue » qui donne une sensation cinesthétique de l’espace « comme si [la] bécane était une caméra sur roulettes, un chariot à filmer le paysage, à capturer des émotions, le bruit du temps, le grain de l’instant ».

     

    Gilles Fumey : « Faire du vélo, c’est prendre la géographie à bras-le-corps »

    Emmanuel Ruben

     

    Quand il remonte le Danube à vélo, Ruben songe à un traité de géographie. Lorsqu’il frôle des mirabelliers, les petites prunes blondes qu’il avale par poignées lui donnent « l’extase géographique, une extase matérielle, car la mirabelle, c’est du paysage que l’on mange » (Sur la route du Danube, Rivages, 2019). Cette extase, ils sont des milliers à la pousser au maximum, en s’inventant des voyages aux destinations lointaines. Pour les étudiants Aymeric Bourdin-Revuz et Vincent Giroud, ce sont trois mille kilomètres sur les pas de Chateaubriand, de Paris à Jérusalem, dans un parcours aussi initiatique que mystique qu’ils racontent dans Le Pari(s)-Jérusalem, trois milles kilomètres vers la Terre Sainte (Ed. Salvator, 2002).

    Dans la génération précédente, il y eut Alexandre Poussin et Sylvain Tesson qui n’avaient peur de rien en partant pour un tour du monde d’un an (1993-1994) « avec moins de mille euros chacun ». Qu’importe pour Alexandre, « la Providence veille sur nous, elle embellit notre ordinaire », confesse-t-il dans On a roulé sur la terre (Robert Laffont, 1996). Vingt-cinq mille kilomètres plus tard, ils auront éprouvé les reliefs et les faux-plats de trente et un pays, des déserts du Maroc et de la Mauritanie saharienne aux cols enneigés du Tibet « qui les obsède » jusqu’aux Champs-Elysées, en passant par les sommets des Andes et les volcans pluvieux de l’île de Pâques.

    Europe en réseau

    Les héros du bitume sont parfois des géographes qui s’ignorent en aidant les pouvoirs publics à redessiner l’espace. Ce sont eux qui, dans les années 1990, ont contribué à imaginer la toile arachnéenne des voies vertes et véloroutes, et conduit l’Etat à ouvrir 8 000 kilomètres de pistes cyclables à travers les régions françaises. Vingt ans plus tard, 26 500 kilomètres seront achevés à l’automne 2020, dont près de la moitié en site propre.

    Intégrées à un réseau européen, dix eurovéloroutes redessinent une carte du Vieux Continent, tissant des fils entre son histoire et sa géographie : la 1 (Vélodyssée) rend hommage à la Grèce, la 6 (Véloroute des fleuves) relie la Loire à la mer Noire par le Danube, la 15 (Véloroute Rhin) serpente d’Andermatt (Suisse) à Rotterdam (Pays Bas). Anciennes voies romaines, anciens chemins de halage de rivières ou de canal, elles sont autant de ponts qui enjambent les frontières car elles doivent emprunter une partie de leurs itinéraires à au moins deux pays et disposer d’une forte identité (telle la 5, de Rome, via Romea Francigena, à Londres, rappelant le pèlerinage médiéval). Des routes qui ont un modèle économique : la voie verte de Saône-et-Loire dégage ainsi plus de 120 euros au kilomètre de retombées liées au tourisme, un montant supérieur au coût de réalisation de cet aménagement haut de gamme.

    Domestiquer les vents

    A l’échelon local de nos géographies, on revient de loin. Le vélo est resté longtemps le mode de locomotion du pauvre, des jeunes fauchés ou de quelques riches annonçant la décroissance. Dans les pays de taille moyenne, les trains filent à grande vitesse dès les années 1980. L’aviation de masse décolle dans les pays riches, rejoints bientôt par la Chine. La voiture écrase tous les déplacements et redessine en trente ans la géographie des villes.

    La moitié des Français habitent à moins de 8 kilomètres de leur travail – soit 20 minutes à vélo – et prennent majoritairement leur voiture. Le vélo est jugé dangereux et la compétition pour la conquête du bitume est féroce : en l’an 2000, le nombre de morts à vélo a culminé à 255 cyclistes fauchés par des autos.

    D’autres pays – les Pays-Bas, l’Allemagne… – ont choisi une autre voie. Ceux qui désignent la météo comme un obstacle au deux-roues doivent reconnaître que la Hollande pluvieuse et venteuse est championne du monde de l’usage du vélo en ville. Les premières pistes y datent de 1920, le gouvernement ayant déjà promu le vélo dans les années 1900 par le tourisme plus que par la compétition comme le Tour de France. Un siècle plus tard, plus des trois-quarts des déplacements de travail se font sur la « petite reine », ainsi nommée en hommage au tour de vélo que la reine Juliana offrit à ses compatriotes lors de son mariage en 1947 à La Haye.

    On a expliqué la vélomania hollandaise par l’absence d’industrie automobile et la faiblesse des transports publics. Erreur : aujourd’hui, vélo et train associés font partie de l’art de vivre hollandais. La reconquête de l’espace public par la bicyclette date du premier choc pétrolier, quand un gouvernement a défini courageusement un schéma directeur, le Masterplan Fiets, très favorable à la bicyclette : il lutte contre l’insécurité routière, taxe l’achat des automobiles et les carburants, labellise les entreprises lorsque leur accessibilité à vélo s’

    Mais il y a plus. L’approche culturelle en géographie tente de relier dans l’imaginaire des Néerlandais les vélos et les moulins qui ont su domestiquer les puissants vents d’ouest pour poldériser les terres nées de l’effondrement tectonique du Zuidersee au XIIsiècle. Aujourd’hui, ce sont les élégants cols de cygne des vélos noirs qui domestiquent le vent. Comme les anciens « molenaar » (meuniers) qui savaient maîtriser les vents flamands, les cyclistes sont respectés pour leur exigence écologique et leur lutte politique. Aux Pays-Bas, le ciel travaille toujours pour la terre.

     

    Gilles Fumey : « Faire du vélo, c’est prendre la géographie à bras-le-corps »

     

    Géopolitique de l’écologie

    On connaissait l’énergie du désespoir des cyclistes craignant de flancher avant un col. Désormais la traction électrique change la donne. Avec une batterie rechargeable en moins de quatre heures, on peut se permettre d’allonger son parcours sans fatigue. Le vélo continue sa mue et pousse son message écologique. Va-t-il changer notre rapport à l’espace ? A quelles quêtes de nouvelles énergies la petite reine nous invite-t-elle, dans le sillage de Goethe, du docteur Faust et du « secret de l’énergie de l’âme » ?

    En guise de réponse, Sylvain Tesson a pédalé sur le tracé du pipeline pétrolier Bakou-Tbilissi-Ceylan (BTC) inauguré en 2006. Une manière de dire que cette géopolitique des contrats d’hydrocarbures va sans doute vivre sa fin, et que miser sur l’énergie thermique n’est plus la bonne manière d’habiter la Terre. Il est peut-être temps de passer à « l’énergie vagabonde » et à une géopolitique de l’écologie.

    D’autant que le vélo, longtemps dominé par les Européens en ville et pour le tourisme, peut être davantage mondialisé. Après tout, en Asie orientale les vélos fourmillaient dans les rues avant l’arrivée des moteurs. Et le Tour de France a su maintenir, en dépit des turpitudes du dopage, l’image d’une compétition de bon aloi qui distrait les vacanciers et les familles l’été.

    Dans les milliers de courses en Chine, en Argentine, au Gabon, en Colombie, en Australie, où le classement de l’Union cycliste internationale compte en mars 2020 dix-sept des cent meilleurs coureurs actuels non européens, l’espoir se lit que le vélo mondialisé a sa part dans la lutte contre le changement climatique. Non polluant ? Pas tout à fait : 18 millions de « goodies » sont jetés sur les routes par la caravane du Tour de France, ses 1 500 autocars, camions, autos et motos et 160 véhicules publicitaires qui fabriquent vingt tonnes de déchets par jour. Mais qu’importe, ce monde est en train de passer.

    L’écologie politique assure au vélo un avenir radieux. La liste des pratiquants s’allonge d’année en année. Un virus peut clouer l’aviation au sol, mais rien ne peut venir à bout des passions cyclistes de l’homme à la Terre. Tom Simpson n’est peut-être pas mort pour rien.

    améliore…

     


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