• Cycliste et professeur de géographie à Sorbonne Université et au CNRS/Sirice, Gilles Fumey a fondé en 1998 les Cafés géographiques. Président du Festival international de géographie de Saint-Dié, il est l’auteur du « Tour de France ou le vélo géographique » (Annales de géographie, 2006, n° 650) et des « Premiers Voyageurs photographes » (BNF/Glénat, 2018).

     

    Tribune « Roue libre » (4/5). Le vélo redessine la géographie des villes et territoires, estime le géographe qui appelle à une géopolitique, non plus des hydrocarbures, mais de l’« énergie vagabonde ».

    Le 13 juillet 1967, à quelques minutes du sommet du mont Ventoux perché à 1 910 mètres, le chouchou du public du Tour de France, Tom Simpson, meurt d’épuisement en direct sous l’œil des caméras. Le thermomètre à la devanture d’un café un peu plus bas marquait 55 °C. Sur le Britannique, on retrouve du tonédron, un dopant qui masque aussi la sensation de fatigue. Le sport bascule dans la triche.

     

    Gilles Fumey : « Faire du vélo, c’est prendre la géographie à bras-le-corps »

    Tom Simpson

     

    Comment le vélo a-t-il pu être instrumentalisé à des fins aussi meurtrières ? Comment la rugosité de la Terre expérimentée habituellement par un effort mesuré à ses propres forces, a-t-elle pu mettre en folie des responsables sportifs ? Faire du vélo, c’est prendre la géographie à bras-le-corps, braver une distance, une altitude, la chaleur, le froid, les vents, la pluie, toute une matière composite plongeant son corps dans un champ de forces contraires. Mais pas jusqu’à la mort.

    Une sensation cinesthétique de l’espace

    La géographie est une matière qui ne s’apprend pas qu’à l’école. Le milliard de pratiquants du vélo, selon l’Union cycliste internationale, le savent bien, eux qui recherchent une forme d’épreuve de soi et apprivoisent un territoire avec une expérience intime, faite de plaisir, d’efforts, d’ivresse de la vitesse. Pour l’écrivain géographe Emmanuel Ruben, « la vitesse est une drogue » qui donne une sensation cinesthétique de l’espace « comme si [la] bécane était une caméra sur roulettes, un chariot à filmer le paysage, à capturer des émotions, le bruit du temps, le grain de l’instant ».

     

    Gilles Fumey : « Faire du vélo, c’est prendre la géographie à bras-le-corps »

    Emmanuel Ruben

     

    Quand il remonte le Danube à vélo, Ruben songe à un traité de géographie. Lorsqu’il frôle des mirabelliers, les petites prunes blondes qu’il avale par poignées lui donnent « l’extase géographique, une extase matérielle, car la mirabelle, c’est du paysage que l’on mange » (Sur la route du Danube, Rivages, 2019). Cette extase, ils sont des milliers à la pousser au maximum, en s’inventant des voyages aux destinations lointaines. Pour les étudiants Aymeric Bourdin-Revuz et Vincent Giroud, ce sont trois mille kilomètres sur les pas de Chateaubriand, de Paris à Jérusalem, dans un parcours aussi initiatique que mystique qu’ils racontent dans Le Pari(s)-Jérusalem, trois milles kilomètres vers la Terre Sainte (Ed. Salvator, 2002).

    Dans la génération précédente, il y eut Alexandre Poussin et Sylvain Tesson qui n’avaient peur de rien en partant pour un tour du monde d’un an (1993-1994) « avec moins de mille euros chacun ». Qu’importe pour Alexandre, « la Providence veille sur nous, elle embellit notre ordinaire », confesse-t-il dans On a roulé sur la terre (Robert Laffont, 1996). Vingt-cinq mille kilomètres plus tard, ils auront éprouvé les reliefs et les faux-plats de trente et un pays, des déserts du Maroc et de la Mauritanie saharienne aux cols enneigés du Tibet « qui les obsède » jusqu’aux Champs-Elysées, en passant par les sommets des Andes et les volcans pluvieux de l’île de Pâques.

    Europe en réseau

    Les héros du bitume sont parfois des géographes qui s’ignorent en aidant les pouvoirs publics à redessiner l’espace. Ce sont eux qui, dans les années 1990, ont contribué à imaginer la toile arachnéenne des voies vertes et véloroutes, et conduit l’Etat à ouvrir 8 000 kilomètres de pistes cyclables à travers les régions françaises. Vingt ans plus tard, 26 500 kilomètres seront achevés à l’automne 2020, dont près de la moitié en site propre.

    Intégrées à un réseau européen, dix eurovéloroutes redessinent une carte du Vieux Continent, tissant des fils entre son histoire et sa géographie : la 1 (Vélodyssée) rend hommage à la Grèce, la 6 (Véloroute des fleuves) relie la Loire à la mer Noire par le Danube, la 15 (Véloroute Rhin) serpente d’Andermatt (Suisse) à Rotterdam (Pays Bas). Anciennes voies romaines, anciens chemins de halage de rivières ou de canal, elles sont autant de ponts qui enjambent les frontières car elles doivent emprunter une partie de leurs itinéraires à au moins deux pays et disposer d’une forte identité (telle la 5, de Rome, via Romea Francigena, à Londres, rappelant le pèlerinage médiéval). Des routes qui ont un modèle économique : la voie verte de Saône-et-Loire dégage ainsi plus de 120 euros au kilomètre de retombées liées au tourisme, un montant supérieur au coût de réalisation de cet aménagement haut de gamme.

    Domestiquer les vents

    A l’échelon local de nos géographies, on revient de loin. Le vélo est resté longtemps le mode de locomotion du pauvre, des jeunes fauchés ou de quelques riches annonçant la décroissance. Dans les pays de taille moyenne, les trains filent à grande vitesse dès les années 1980. L’aviation de masse décolle dans les pays riches, rejoints bientôt par la Chine. La voiture écrase tous les déplacements et redessine en trente ans la géographie des villes.

    La moitié des Français habitent à moins de 8 kilomètres de leur travail – soit 20 minutes à vélo – et prennent majoritairement leur voiture. Le vélo est jugé dangereux et la compétition pour la conquête du bitume est féroce : en l’an 2000, le nombre de morts à vélo a culminé à 255 cyclistes fauchés par des autos.

    D’autres pays – les Pays-Bas, l’Allemagne… – ont choisi une autre voie. Ceux qui désignent la météo comme un obstacle au deux-roues doivent reconnaître que la Hollande pluvieuse et venteuse est championne du monde de l’usage du vélo en ville. Les premières pistes y datent de 1920, le gouvernement ayant déjà promu le vélo dans les années 1900 par le tourisme plus que par la compétition comme le Tour de France. Un siècle plus tard, plus des trois-quarts des déplacements de travail se font sur la « petite reine », ainsi nommée en hommage au tour de vélo que la reine Juliana offrit à ses compatriotes lors de son mariage en 1947 à La Haye.

    On a expliqué la vélomania hollandaise par l’absence d’industrie automobile et la faiblesse des transports publics. Erreur : aujourd’hui, vélo et train associés font partie de l’art de vivre hollandais. La reconquête de l’espace public par la bicyclette date du premier choc pétrolier, quand un gouvernement a défini courageusement un schéma directeur, le Masterplan Fiets, très favorable à la bicyclette : il lutte contre l’insécurité routière, taxe l’achat des automobiles et les carburants, labellise les entreprises lorsque leur accessibilité à vélo s’

    Mais il y a plus. L’approche culturelle en géographie tente de relier dans l’imaginaire des Néerlandais les vélos et les moulins qui ont su domestiquer les puissants vents d’ouest pour poldériser les terres nées de l’effondrement tectonique du Zuidersee au XIIsiècle. Aujourd’hui, ce sont les élégants cols de cygne des vélos noirs qui domestiquent le vent. Comme les anciens « molenaar » (meuniers) qui savaient maîtriser les vents flamands, les cyclistes sont respectés pour leur exigence écologique et leur lutte politique. Aux Pays-Bas, le ciel travaille toujours pour la terre.

     

    Gilles Fumey : « Faire du vélo, c’est prendre la géographie à bras-le-corps »

     

    Géopolitique de l’écologie

    On connaissait l’énergie du désespoir des cyclistes craignant de flancher avant un col. Désormais la traction électrique change la donne. Avec une batterie rechargeable en moins de quatre heures, on peut se permettre d’allonger son parcours sans fatigue. Le vélo continue sa mue et pousse son message écologique. Va-t-il changer notre rapport à l’espace ? A quelles quêtes de nouvelles énergies la petite reine nous invite-t-elle, dans le sillage de Goethe, du docteur Faust et du « secret de l’énergie de l’âme » ?

    En guise de réponse, Sylvain Tesson a pédalé sur le tracé du pipeline pétrolier Bakou-Tbilissi-Ceylan (BTC) inauguré en 2006. Une manière de dire que cette géopolitique des contrats d’hydrocarbures va sans doute vivre sa fin, et que miser sur l’énergie thermique n’est plus la bonne manière d’habiter la Terre. Il est peut-être temps de passer à « l’énergie vagabonde » et à une géopolitique de l’écologie.

    D’autant que le vélo, longtemps dominé par les Européens en ville et pour le tourisme, peut être davantage mondialisé. Après tout, en Asie orientale les vélos fourmillaient dans les rues avant l’arrivée des moteurs. Et le Tour de France a su maintenir, en dépit des turpitudes du dopage, l’image d’une compétition de bon aloi qui distrait les vacanciers et les familles l’été.

    Dans les milliers de courses en Chine, en Argentine, au Gabon, en Colombie, en Australie, où le classement de l’Union cycliste internationale compte en mars 2020 dix-sept des cent meilleurs coureurs actuels non européens, l’espoir se lit que le vélo mondialisé a sa part dans la lutte contre le changement climatique. Non polluant ? Pas tout à fait : 18 millions de « goodies » sont jetés sur les routes par la caravane du Tour de France, ses 1 500 autocars, camions, autos et motos et 160 véhicules publicitaires qui fabriquent vingt tonnes de déchets par jour. Mais qu’importe, ce monde est en train de passer.

    L’écologie politique assure au vélo un avenir radieux. La liste des pratiquants s’allonge d’année en année. Un virus peut clouer l’aviation au sol, mais rien ne peut venir à bout des passions cyclistes de l’homme à la Terre. Tom Simpson n’est peut-être pas mort pour rien.

    améliore…

     


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  • Professeure d’EPS à Evry (Essonne), Claire Floret est coureuse amatrice dans l’équipe N2 du Club omnisports de Courcouronnes Cyclisme féminin. Elle est à l’origine du projet « Donnons des elles au vélo J-1 », qui, depuis 2015, permet à une équipe féminine de réaliser chacune des 21 étapes du Tour de France, sans compétition, la veille de la course. Elle est membre élue du conseil fédéral de la Fédération française de cyclisme où elle préside la commission nationale « Cyclisme au féminin ».

     

    Tribune « Roue libre » (3/5). Si la bicyclette a pu être un outil ­­ d’émancipation féminine, aujourd’hui sa pratique reste conditionnée au genre, en particulier dans les grandes compétitions, constate la coordinatrice du projet « Donnons des elles au vélo J-1 ».

    Si l’expression « petite reine » appartient bien au genre féminin, la pratique du vélo reste encore trop souvent un combat pour les femmes. Plus qu’à une course contre la montre, leur droit à pédaler s’apparente à une longue étape de montagne, rythmée de cols aux pourcentages ardus et de descentes sinueuses et semées d’obstacles.

     

    Claire Floret : à vélo, « il nous reste des sommets à gravir pour une réelle égalité hommes-femmes »

     

    Un petit retour au XIXsiècle nous éclaire sur les racines de ce conservatisme. Le vélo est inventé au début du siècle par un homme pour les hommes. Des médecins s’inquiètent alors de l’impact du deux-roues sur les capacités des femmes à enfanter et sur les risques de développer une stérilité. D’autres s’insurgent contre une possible « masturbation sportive » et une sexualité féminine où l’homme serait absent. Ceux-là n’avaient sans doute jamais passé plusieurs heures consécutives sur une selle de vélo.

    Ces craintes révèlent la peur profonde que la nouvelle liberté de mouvements des femmes peut alors susciter dans la société. Car, dès la fin du XIXe siècle, le vélo représente un outil d’émancipation féminine. C’est grâce à lui que le port du pantalon est, pour la première fois, autorisé aux femmes, à condition qu’elles tiennent « par la main un guidon de bicyclette », précisent les circulaires de 1892 et 1909. En laissant tomber la robe, elles s’affranchissent des codes de la condition féminine. Elles peuvent, grâce au vélo, acquérir une certaine autonomie dans leurs déplacements.

     

    Claire Floret : à vélo, « il nous reste des sommets à gravir pour une réelle égalité hommes-femmes »

    Courses masculines

    Dès la seconde moitié du XIXe siècle, on voit aussi des pionnières s’élancer au départ de courses masculines. L’aventure est pourtant stoppée net par la décision, formulée en 1893 par l’Union vélocipédique de France, d’interdire aux femmes de participer aux épreuves cyclistes. Comme l’a montré le travail d’Idrissa Djepa (« Le genre à la Fédération française de cyclisme, vu par son journal officiel [1946-1952 »]), 2019), il faut attendre le XXsiècle et l’entre-deux-guerres pour trouver une période plus favorable, avec la création de fédérations féminines de cyclisme, malheureusement éphémères, mais dont le but est d’institutionnaliser la pratique féminine. L’Italienne Alfonsina Strada en profitera pour se lancer en 1924 dans le Tour d’Italie, aux côtés des hommes. C’est la première et seule femme à s’être engagée dans un « grand tour » encore à ce jour.

     

    Claire Floret : à vélo, « il nous reste des sommets à gravir pour une réelle égalité hommes-femmes »

    Alfonsina Strada

     

    Car l’avancée tourne court. En 1948, les femmes sont à nouveau écartées des courses à la suite d’une réorganisation du sport français, avant une subite accélération des droits sportifs féminins qui propulse, en 1955, 41 coureuses au départ d’un premier Tour de France féminin de cinq étapes.

    On pourrait imaginer que cette époque est largement révolue en France, mais aujourd’hui encore la pratique du vélo reste conditionnée au genre. Si les petits garçons sont plus facilement amenés à enfourcher une bicyclette au cours de leur socialisation que les petites filles, c’est surtout entre la préadolescence et la fin des années collège que « s’opère un écroulement de la pratique chez les filles », comme le montre une étude réalisée en 2016 par l’’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux (Ifsttar). Les adolescents sont beaucoup plus nombreux que les adolescentes à déclarer faire du vélo, et cet écart entre garçons et filles se creuse de manière plus flagrante dans les zones urbaines sensibles.

    A l’âge adulte, on constate encore une baisse de la pratique féminine à partir du deuxième enfant, ce qui n’est pas le cas pour l’homme, selon une étude menée à l’université de Bordeaux. Quant à la pratique sportive, là aussi le clivage est important. La Fédération française de cyclisme ne compte que 10 % de femmes licenciées.

    Comment changer les mentalités et permettre aux filles de faire du vélo et de pousser la porte d’un club sans a priori ? La grimpeuse de rochers que j’étais il y a une dizaine d’années n’aurait jamais eu l’idée d’enfourcher un vélo de route si mon conjoint pratiquant ne m’y avait pas incitée, tout simplement par manque d’identification. Jamais auparavant je n’avais eu l’occasion de croiser un peloton féminin sur la route, encore moins de le voir à l’écran. Dans mes représentations mentales, le cyclisme était alors exclusivement masculin. Ce qui ne se voit pas n’existe pas !

    Bataille des idées

    L’absence de visibilité féminine dans les « grands tours » ou les « monuments du cyclisme » contribue à ce manque d’intérêt. Il aura fallu attendre plus d’un siècle pour que certaines courses comme le Tour des Flandres ou Paris-Roubaix fassent enfin une place aux femmes. Quant au Tour de France, premier événement qui vient à l’esprit quand on parle de cyclisme, quels que soient l’âge, le sexe ou l’origine, l’histoire récente de ses relations avec les femmes est plus que chaotique. Entre 1984 et 1989, une épreuve féminine a été organisée en lever de rideau de l’épreuve masculine, avant de changer successivement d’organisateur, de nom, de format et d’être déconnectée de la course dans les années 1990, pour finalement s’éteindre en 2002.

    En 2013, une pétition lancée par des coureuses professionnelles réunit 100 000 signataires et aboutit l’année suivante à l’organisation d’une unique étape féminine sur le Tour de France. Fortes de cette première avancée, mes coéquipières et moi-même, membres d’une équipe féminine de niveau amateur, réalisons en 2015 les 21 étapes du Tour de France la veille de la course des hommes. Depuis, notre projet associatif Donnons des elles au vélo J-1 a renouvelé l‘opération chaque année, y compris en 2020, où nous roulons exceptionnellement à M-1 du 29 juillet au 20 août.

     

    Claire Floret : à vélo, « il nous reste des sommets à gravir pour une réelle égalité hommes-femmes »

     

    La bataille des idées est désormais gagnée. L’épreuve tant attendue est annoncée pour 2022, certes pas à la même période que les hommes, mais sans nul doute à la hauteur des efforts des concurrentes.

    Egalité sportive

    Pourtant, il nous reste des sommets à gravir pour tendre vers une réelle égalité hommes-femmes des conditions de pratique et d’encadrement, d’exposition médiatique, de salaires, de droits sociaux, et tout simplement de reconnaissance des cyclistes professionnelles. Car, sans visibilité, pas de partenaires ni de moyens financiers.

    Sans budget, comment salarier une coureuse, un staff, équiper de matériel performant et déplacer une équipe sur un calendrier international de plus en plus étoffé ? Quand Thibaut Pinot ou Romain Bardet peuvent prétendre à un revenu annuel avoisinant 1,5 million d’euros, Jade Wiel, championne de France Elite, touche 15 000 euros par an. Chez un même partenaire – Arkea –, le budget de l’équipe féminine plafonne à 450 000 euros, contre 15 millions d’euros pour l’équipe masculine. Il reste du chemin à parcourir sur la voie de l’égalité sportive.

    Mais le poids de l’histoire n’est pas une fatalité. Il suffit pour s’en convaincre d’observer des disciplines cyclistes plus récentes telles que le BMX ou le VTT, qui proposent des événements mixtes avec des récompenses proches. L’Union cycliste internationale a créé cette année un statut de cycliste professionnelle sur route, garantissant un congé maternité et un salaire minimum aux coureuses des huit formations au plus haut niveau mondial. De son côté, la Fédération française de cyclisme travaille sur un plan de féminisation en structurant ses clubs pour accueillir les licenciées isolées, en multipliant les courses féminines à tous les niveaux de pratique, en développant de manière paritaire le « Savoir rouler à vélo ».

    Braver les codes

    Partout dans le monde, des femmes se battent pour transformer les mentalités et les pratiques. En 2013, les Saoudiennes ont obtenu l’autorisation de se déplacer à bicyclette, mais elles doivent encore être accompagnées par un homme de leur famille. En Afghanistan, les « petites reines de Kaboul », nominées en 2016 au prix Nobel de la paix, continuent de braver les codes pour s’adonner à leur passion en compétition.

    En France, chaque semaine, des femmes qui n’ont pas appris à pédaler dans l’enfance s’initient au sein d’associations, dans des quartiers souvent mal desservis par les transports en commun. Elles conquièrent ainsi une autonomie de déplacements à moindres frais. Il faut voir l’enthousiasme des lycéennes récemment arrivées en France que je forme à Evry (Essonne) dans mon lycée, qui peuvent alors pratiquer aux côtés de leurs frères ou cousins. Des ateliers sont aussi de plus en plus souvent réservés aux femmes pour qu’elles apprennent à réparer leur vélo, et gagnent ainsi en confiance en elles et en autonomie.

    L’histoire du vélo s’est construite à deux vitesses pour les hommes et les femmes à travers l’histoire et le monde. L’expérience nous montre que les avancées du vélo féminin sont toujours le résultat des combats menés par des femmes, qui ont ainsi organisé leur propre intégration. Si rien n’est jamais acquis, je veux croire que les femmes sont l’avenir du vélo par le réservoir qu’elles représentent de futures pratiquantes qui ne le savent pas encore. J’ai confiance dans le futur pour que femmes et hommes travaillent ensemble à une plus grande égalité dans notre sport.


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  • « Roue libre », une série en 5 épisodes

    Des personnalités évoquent les révolutions discrètes de la bicyclette, ses valeurs et les enjeux politiques qui ont traversé son histoire.

     

    Chercheur en sciences sociales au CNRS jusqu’en 2018, membre du centre Norbert Elias et enseignant-chercheur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Philippe Gaboriau a travaillé notamment sur la sociologie historique des spectacles sportifs et des cultures de la France contemporaine. Il est l’auteur de « Le Tour de France et le vélo, histoire sociale d’une épopée contemporaine », (L’Harmattan, 1995) et de « Mireille, ouvrière de la chaussure », (Ateliers Henry Dougier, 2019).

     

    Tribune « Roue libre » (2/5). Né de la civilisation industrielle du XIXe siècle, instrument de liberté pour les milieux populaires au XXe, le vélo est aujourd’hui symbole de la transition écologique. Une histoire qui invite à repenser la notion de progrès, estime le sociologue.

    On l’oublie parfois aujourd’hui. Le vélo, symbole de la transition écologique des villes et d’un mode de déplacement durable, est un produit de la civilisation industrielle du XIXe siècle. Son nom même – du latin velox, velocis (« rapide, véloce ») -, puise aux racines de la vitesse, cette fille du monde occidental qui, depuis deux siècles, a bouleversé les habitudes millénaires acquises aux rythmes des pas de l’homme et du cheval.

    Au carrefour d’univers sociaux très différents, l’histoire du vélo a connu trois âges bien délimités dans le temps, et qui correspondent chacun à des valeurs particulières. Liberté, autonomie, écologie : le vélo a impulsé tout au long de son histoire des révolutions profondes. Il a été, à chaque étape, un levier de changement. L’histoire des pratiques cyclistes offre donc un angle d’approche original pour comprendre les transformations du monde contemporain et leur accélération, tout en ouvrant des pistes d’avenir.

    Utopie réaliste

    Le vélo est né en 1817, sous le nom de vélocipède, inventé par le baron de Drais qui présente son nouvel objet en Allemagne, en France et en Angleterre. Cheval mécanique et progressiste, le vélo du XIXe siècle est d’abord un loisir de riche, au même titre que les pratiques équestres et les activités mécaniques – automobile, aéroplane –, encore embryonnaires. Il est associé au sentiment d’une puissante transformation organique qui modifie les capacités mêmes de l’humanité. « Le vélocipède, note Alfred Berruyer dans son Manuel du véloceman ou Notice, système, nomenclature, pratique, art et avenir des vélocipèdes de 1869, (Hachette, 2017), est une monture de transport, de structure bipède automatique, à pieds rotatifs, mue et dirigée par le véloceman qui est son cavalier. »

     

    Après des débuts timides sous la Restauration, les années 1890 sont la Belle Epoque de la vélocipédie. La IIIe République voit le bourgeois devenir cycliste et touriste, et faire l’expérience d’une nouvelle liberté. Il peut, avec la bicyclette, explorer la France rurale et vagabonder à son aise, sans les contraintes horaires du chemin de fer. « Quelles délices que de s’en aller ainsi, d’un vol d’hirondelle qui rase le sol », écrit alors Emile Zola.

    À vélo, la femme bourgeoise de la fin du siècle sort des limites qui lui sont imposées. Elle abandonne l’ombrelle, le corset et la jarretière pour la « culotte de zouave » et un maillot « moulant le buste », note le journaliste du Petit Journal, Pierre Giffard en 1899. « Au chic du cheval succède le chic à bicyclette. L’amazone à longue robe et à chapeau en tuyau de poêle est noyée dans les tourbillons de petites femmes en culotte bouffante, à casquettes de garçon et à vestes de pékin blanc, qui de blanc gantées s’enfuient en riant vers les espaces, à petits coups de pédales ».

     

    Philippe Gaboriau : « Le vélo a été tout au long de son histoire le levier de révolutions »

     

    La Belle Epoque est prise d’une folle espérance. Mieux que les autres, Maurice Leblanc, dans son livre de 1898, Voici des ailes, a su le dire : « Nous avons des ailes, Madeleine ! N’est-ce pas que vous avez comme moi cette vision affolante que l’homme a des ailes maintenant ? Qu’il les ouvre donc toutes grandes, et qu’il vole enfin puisqu’il lui est permis de ne plus ramper. Voici des ailes qui nous poussent, encore inhabiles et imparfaites, mais des ailes tout de même. C’est l’ébauche qui s’améliorera jusqu’au jour où nous planerons dans les airs comme de grands oiseaux tranquilles. »

    Au cœur de la France, de 1891 à 1914, la bicyclette, l’automobile, l’avion, ces nouveaux sports mécaniques initiateurs d’industries et de pratiques nouvelles, sont associés dans un seul espace mental au même optimisme, à la même utopie réaliste. Un monde naît. « La vie de partout se précipite, se bouscule, animée d’un mouvement fou, d’un mouvement de charge de cavalerie, et disparaît cinématographiquement, comme les arbres, les haies, les murs, les silhouettes qui bordent la route », écrit Octave Mirbeau en 1907. Dans cette civilisation de la vitesse, « bouillonnement vertigineux du monde », les corps deviennent mécaniques, la machine prolonge le squelette.

    Conquête populaire

    Les débuts du XXe siècle ouvrent un nouveau chapitre de l’histoire du vélo. Les classes supérieures issues du monde industriel investissent d’autres valeurs. Elles se tournent vers l’automobile et l’avion, tandis que la bicyclette, par la logique du marché, se popularise. Objet industriel par excellence, elle devient accessible à ceux qui la produisent. Son prix baisse de façon spectaculaire par rapport aux salaires. Elle est le mode de transport de l’employé, de l’ouvrier, du paysan, un véhicule solide, inusable, et qui rend autonome. On peut désormais se déplacer gratuitement.

     

    Philippe Gaboriau : « Le vélo a été tout au long de son histoire le levier de révolutions »

     

    C’est un événement primordial que ce moment où les objets industriels, fruits du travail ouvrier, deviennent accessibles aux classes sociales qui les fabriquent, où le progrès capitaliste ouvre une brèche dans la rude condition de vie imposée aux prolétaires. Le vélo facilite la tâche mais contribue aussi à prendre ses distances par rapport à l’espace du travail. Ce n’est pas un hasard si, dans la mémoire collective, il est attaché aux premières vacances de 1936 et à la politique sociale du Front populaire, ainsi qu’à la Libération de 1945. Symbole d’espérance, il contribue à ouvrir un univers libéré du labeur imposé et participe à la conquête des loisirs par les milieux populaires. Il réconcilie deux mondes, jusque-là séparés, inaccessibles l’un à l’autre.

     

    Philippe Gaboriau : « Le vélo a été tout au long de son histoire le levier de révolutions »

     

    Objet ludique, le voilà qui inaugure aussi le temps des rêves sportifs, des exploits des champions du Tour de France, pilier des cultures populaires de notre civilisation occidentale contemporaine. A travers cette épopée vivante, le vélo vient à la rencontre du peuple. Créé en 1903, le Tour traverse la France des villes et des campagnes, celles des courses cyclistes locales, des terroirs et des congés payés. Carnaval moderne de l’ère industrielle et sportive, il est bientôt rattrapé par les dérives de la publicité et du profit, mais reste le lieu où s’exprime un imaginaire populaire collectif, sur les terribles routes des Alpes et des Pyrénées qui, selon le journaliste sportif et cinéaste des années 1920, Henri Decoin, « montent, semble-t-il, vers le ciel ».

    Energie musculaire

    En France, la fin des années 1950 marque un nouveau tournant. Avec ses pédales et son moteur humain, le vélo répond de moins en moins à la demande populaire. Il fatigue, il fait pauvre. Il se dote bientôt d’un moteur auxiliaire, devient Vélosolex, vélomoteur, motocyclette. Les milieux populaires, paysans et commerçants en tête, entrent dans l’ère de l’automobile pour tous. Est-ce la fin du vélo ? Les journaux de l’époque s’interrogent.

    Le voilà qui revient aujourd’hui comme l’un des symboles du mouvement écologique contemporain. Depuis 1968, le progrès a cessé d’être une certitude sans partage, on commence à mettre en doute les capacités des sociétés industrielles à résoudre les problèmes dont elles sont porteuses. Les débuts du XXIe siècle sonnent la fin de l’illusion d’une croissance illimitée. Les inventions techniques de la révolution industrielle deviennent responsables de l’épuisement des ressources et de la pollution.

    Parce qu’elle est à dimension humaine, non destructrice et mue par une énergie musculaire renouvelable, la bicyclette opère un retour, alors même que le monde d’où elle vient est voué à disparaître. Hier démodée, la pratique du vélo s’oppose désormais aux autres modes de transport modernes, automobile en tête, et rompt avec des valeurs attachées à la civilisation de la vitesse et des embouteillages.

    Cette fois le phénomène touche plutôt les classes supérieures qui s’équipent pour la deuxième fois dans l’histoire. Le vélo à l’ère écologique fait son grand retour dans les classes aisées où il redevient objet utilitaire du quotidien mais aussi de mode et d’amusement. Tout-terrain, il investit les espaces naturels, loin des pratiques de loisirs encombrées.

    En libre-service, il est aussi un moyen de se réapproprier les centres des grandes villes, où l’on voit les bicyclettes se faufiler dans la circulation chaotique depuis les années 2000.

    Grande peur

    Nous venons, confinés, de connaître notre première grande peur. Nous savons que des drames écologiques sont à venir. Nos modes de vie actuels – et tout particulièrement, ceux des plus riches – ne sont pas durables. La vitesse qui a fait basculer le monde dans la modernité voilà deux siècles, est en train de le précipiter vers l’abîme. Où allons-nous si vite, et pourquoi faudrait-il encore accélérer ?

    Si la bicyclette fait partie des innovations techniques qui ont provoqué ou accompagné la révolution industrielle, elle questionne aujourd’hui la notion de progrès, incontournable pour appréhender les valeurs de notre monde social. A l’heure où ralentir semble plus que jamais nécessaire, la mécanique sans moteur du vélo montre qu’une innovation technique et durable est possible. Il nous ouvre les chemins politiques d’une possible et heureuse industrialisation douce. L’histoire du vélo pourra-t-elle nous aider à trouver une nouvelle sagesse ?

     

     


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  • "Roue libre" est une série d'été en 5 épisodes proposée par Le Monde.

    Emilie Quinquis, née a Brest, est autrice-compositrice et interprète, et prépare actuellement un troisième album. Né à Brest également, Yann Tiersen est musicien, compositeur de musiques qui appellent au voyage, et a notamment signé la bande originale du  Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Les deux artistes vivent avec leur enfant sur l’île d’Ouessant où ils ont monté L’Eskal, un complexe de trois studios et une salle de concerts. Il leur arrive de composer ou d’écrire l’un pour l’autre. En 2014, ils ont commencé à voyager à vélo et ont notamment fait, à vélo, une tournée des disquaires indépendants de Bretagne, à l’occasion de la sortie de l’album ∞ (Infinity). 

     

    Tribune « Roue libre » (1/5). Des personnalités évoquent les révolutions discrètes de la bicyclette. Pour l’autrice-interprète et le compositeur, le vrai voyage est à vélo, quand on découvre au rythme du pédalier.

     

    Au commencement il y avait le Peugeot blanc et ses deux roues arrière qui grinçaient et le maintenaient à terre. L’envol, sur deux roues, un matin d’hiver où l’infini du monde s’est invité sur un parking. Puis le demi-course rouge, ami dans les Montagnes d’Arrée, voyageant inlassablement sur les deux kilomètres qui menaient à la grande route. Barrière infranchissable, limite du monde au-delà duquel vivent les bolides tueurs.

     

    Apprendre le voyage sur cette route, du matin au soir, courir les deux kilomètres aller-retour, et parcourir des pays inconnus avec leurs histoires merveilleuses et terribles. Ou bien sentir glisser les graviers sous les roues d’un Peugeot bleu. Rouler sur le chemin qui menait au bois de ce village du Léon. Et plus tard accélérer sur un VTT en sortant de l’école pour jouer avec la sensation du vent contre son visage. Ne laisser à personne le temps de s’approcher. Se sentir en sécurité. Partir. Enfin.

     

    Chevaux de fer

     

    La suite c’est nous. Une femme dans la trentaine, un homme dans la quarantaine. Au milieu des transitions. Nos pas guidés on ne sait trop comment vers la boutique d’un vélociste rennais, comme on franchirait le seuil d’un lieu de culte où nous commencerions notre préparation à un rituel de passage. Là-bas nous sommes mesurés, questionnés, évalués. Puis nous voilà repartis, après avoir fait l’acquisition de nos premiers chevaux de fer. C’est ainsi que nous les nommons en breton : des chevaux de fer. Ces chevaux-là qui n’ont jamais servi à labourer.

     

    Pourtant, tu y penses au cheval de Béla Tarr, celui avec lequel tu traînes ta peine face au vent, de paysage en paysage. Mais celui-ci, tu le choisis. Personne ne te force à monter dessus. Personne ne te force à y accrocher tes bagages. Tu pourrais simplement prendre le train et regarder au travers de la vitre. Tu n’aurais pas cette poussière dans les yeux. Cette sueur collée à tes joues. Cette pluie battante fouettant tes paupières. Cette fatigue assommante à la fin du jour. Tu n’aurais pas la peur de la chute. La peur de te perdre et de ne pas y arriver. Mais tu n’aurais pas non plus la joie de te relever. La surprise des rencontres fortuites. La fierté d’avoir tenu.

     

    Lorsque nous avons décidé de descendre la Californie à vélo nous n’imaginions pas véritablement ce qui nous attendait. Il en est allé de même lorsque nous avons parcouru la Cornouaille, lorsque nous avons tracé l’infini sur la Bretagne, sommes partis du Cap Nord pour rejoindre les îles Lofoten. Chaque fois nous avons été surpris par la nature. Par les changements d’horizons, de températures, de couchers de soleil ou d’odeurs, nous avons toujours appris du lieu que nous pénétrions.

     

    Comme cette fois où nous avons senti l’odeur des champs de fraises aux alentours de Santa Cruz. De belles fraises bien rouges à l’odeur sucrée, récoltées par des gens heureux au milieu de champs harmonieux. Tout est très vert. Puis, quelques centaines de kilomètres plus loin, plus près de San Francisco, voilà que ça tire vers le jaune. Nous découvrons d’autres fraises, à perte de vue, récoltées par des centaines de personnes aux visages fermés dans des champs asséchés. L’odeur ? Comme celle de quelque chose d’âpre. Nos gorges se resserrent bizarrement. Plus nous avançons, plus nos trachées brûlent, jusqu’à en être essoufflés. Nos yeux, notre peau nous démangent. L’air est chargé de pesticides. Nous le découvrirons plus tard. Le jour où nous apprendrons que jusqu’aux alentours de Santa Cruz, ils essayent de mener des cultures biologiques. Le sol nous l’avait dit, l’air aussi. Vélo, mécanique céleste qui nous rend le monde accessible.

    Parfois, l’on prépare un voyage en s’aidant d’images. C’est la vue qui » nous guide. Avec le voyage à vélo, ce sont tous les sens qui racontent un espace. De la chaleur étouffante d’un bout de désert californien aux températures négatives d’un départ matinal dans les fjords, notre corps voyage au travers de mille sensations. De la moiteur de l’air du Centre-Bretagne aux vents revigorants du littoral cornouaillais, notre peau reçoit ce qu’endurent les pierres des maisons. Sans même les croiser, on finit par sentir le caractère des habitants, leurs habitudes de vie, la raison de leurs constructions. On finit par comprendre ce que racine veut dire. C’est cet enracinement-là dans le lieu qui nous a vus grandir que nous fortifions davantage à chaque voyage.

    Car il est bien question de voyage et non de destination. Le voyage. Chaque moment, chaque relief a son existence. Soudain le rythme est lent, le silence gagne la route. Puis au milieu des respirations s’ouvrent les chants d’oiseaux, les frémissements d’arbres, les chuintements de rivières, l’écho des collines. A chaque pourcentage de plus le poids s’accroche à la route. La gravité te tire vers le bas. Tu penses à renoncer. Soudain, quelque part, tu trouves un reste de force. Tu avances encore en peu jusqu’à rejoindre le sommet. Voilà ce qu’il cachait. Un nouveau voyage.

    La destination. Un point. Un objectif éphémère. Un lieu choisi pour arrêter les choses. Une frontière vers laquelle avancer. Jusqu’à l’arrêt. La limite. Quand tu pourrais ne plus en avoir. Et plus rien n’existe. Tu es arrivé. La destination n’en est plus une.

    Au milieu du vivant

    Les Etats-Unis sont bien connus pour renfermer de grands espaces sauvages. Pourtant nous n’étions pas prêts à découvrir ce que sauvage voulait dire. Sans doute n’avions nous pas imaginé que nous en traverserions. Perchés sur nos selles nous roulions à vive allure pour quitter la ville. Petit à petit nous nous enfoncions dans la nature jusqu’à en être enveloppés. Nous étions du vivant au milieu du vivant. Ce précepte de « l’écologie profonde » d’Arne Naess allait se révéler de plus en plus vrai au fil des jours. Le chant des tribus, les forêts profondes, tout résonnait au rythme des pédales, au son des grillons de la roue libre.

    Nous reconsidérions nos choix devant un homme sortant des bois. Nous nous sentions minuscules en traversant les séquoias. Nous nous découvrions vulnérables en faisant face à un puma. Cela n’allait pas de soi. Nous avions oublié. Pourtant le chemin jusqu’ici nous donnait quelques indices de ce à quoi nous aspirions : nous déconnecter du fracas de nos vies, nous reconnecter à l’essence des choses, tracer notre route sur une carte papier, laisser derrière nous nos appréhensions, avancer à la force de nos jambes, vivre avec deux sacs. Finalement quoi d’autre ? Du temps, de l’exercice, du minimalisme et de la poésie.

    Et au milieu de tout cela, nos corps, avec lesquels on ne triche pas. Et nos pensées, qui parfois nous arrêtent. La force du mental a autant de poids que la condition physique. Ce mental et ce physique, quels qu’ils soient, cadencent le voyage. Et s’ils commencent abîmés, ils finiront soignés.

    Un compagnon pour la vie

    Nous nous sommes souvent demandé pourquoi les écrits ou autres films sur le cyclisme étaient si lyriques. Il y a quelque chose d’une rare beauté dans la mécanique d’un vélo. Nous en avons ri longtemps. Aujourd’hui nous l’éprouvons. Le cliquetis de la chaîne sur les dents du pédalier n’a d’égal que la beauté d’une vallée découverte au gré d’une ascension éreintante. Le vélo est cette fusée magique qui n’a que sensiblement changé depuis son invention. Il a quelque chose d’immuable dans sa construction. Comme si dès le départ il avait présenté cette solidité, cette sobriété qui se suffirait à elle-même. Une quintessence. Une mécanique délicate, certes, mais accessible à tous, que l’on nous autorise à réparer et dont on ne peut programmer l’obsolescence.

    Un compagnon pour la vie qui roulera encore quand les cuves de pétrole seront à sec. Qui avancera encore quand les ampoules resteront éteintes. Qui nous permettra d’aller chercher plus loin de quoi nous nourrir, encore un peu libres d’aller voir de plus près le lever du soleil. Faisant corps avec l’acier. A vélo tout est proche, tout est connecté par le fil de notre effort. Le monde est vie et énergie. Il commence sur le pas de notre porte.

    Il nous est arrivé de refaire en voiture un parcours que nous avions auparavant fait à vélo. Cela semblait tellement plus long. Là aussi, nous étions partis le matin et arrivés dans l’après-midi. Il n’y avait pas de changement significatif. Le temps de faire la queue pour payer un sandwich en triangle sur une aire d’autoroute engluée de bitume. La pause était plus longue mais moins revigorante. Rien à voir avec ce petit coin d’herbe aux abords d’une route de campagne pour partager quelques fruits à l’ombre d’un arbre.

    L’ailleurs est accessible de partout. Nous sentons cela profondément dès le premier coup de pédale, enfant. Le moteur a refermé les portes du monde. Voitures, avions nous transportent d’un point à un autre à la vitesse de l’éclair. Mais ce n’est pas un voyage, juste un temps mort dans un non-lieu. La destination est passée. Parfois future. Le voyage est présent. Nous choisissons de vivre dans le présent.

     


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  • Un article paru dans Le Monde du 12-13 juillet 2020 :

    « Au Mans, la compagnie artistique Organic Orchestra mène sa vélorution culturelle »

    Dans sa chronique, Frédéric Potet, journaliste au « Monde », raconte l’expérience originale et bien dans l’air du temps d’une troupe qui entame une tournée où le vélo occupe une place centrale.

    Publié le 11 juillet 2020 à 05h00 - Mis à jour le 11 juillet 2020 à 12h25

     

    Vélorution culturelle

     

    Chronique. Mouvement né dans les années 1970, avec l’objectif de développer la pratique du vélo, la vélorution serait donc en marche. La crise sanitaire a démultiplié l’engouement pour la bicyclette, devenue l’emblème et l’outil des nouvelles politiques de transport et de protection de l’environnement. Partout, il n’est désormais question que de pistes cyclables, de véloroutes, de parkings-relais, de garages dédiés, de primes à l’achat, de flottes de vélos cargos… Jamais la petite reine n’avait été à pareille fête, au point qu’il paraît difficile, à l’avenir, de monter un projet, de quelque nature que ce soit, sans accorder une place à cette idole des temps modernes et perturbés.

    Au Mans, une compagnie artistique donne l’exemple. Créée il y a dix ans, Organic Orchestra a commencé, jeudi 9 juillet, dans le cadre du festival Les Soirs d’été, une tournée où le vélo occupe un rôle-clé : l’engin sert non seulement de moyen de transport aux artistes et techniciens, ainsi qu’au matériel, rangé dans des caisses fixées à des remorques, mais aussi de générateur électrique au dispositif installé sur scène (musique, lumière, vidéo). Rendue possible grâce à des batteries et à des panneaux solaires accrochés à même les cycles, l’autonomie énergétique est la règle d’or d’Oniri 2070, le dernier spectacle d’Organic Orchestra, une plongée sonore et visuelle dans ce que sera la vie d’ici un demi-siècle sur un archipel imaginaire.

    Le projet est le grand chantier de Vincent Chtaïbi, alias Ezra, 36 ans, l’un des principaux activistes, en France, du human beatboxing, discipline vocale consistant à imiter le son d’instruments de musique avec sa bouche. Que ce soit avec ses propres créations ou pour accompagner d’autres chanteurs (Camille, Wax Tailor), le musicien a multiplié les tournées, ces dix dernières années. « Avec souvent beaucoup de route entre chaque représentation, raconte-t-il. Dans le domaine de la musique actuelle, les dates de concert sont rarement rassemblées géographiquement. Il m’est également arrivé de faire un aller-retour au Japon sur 48 heures pour jouer deux fois. J’ai cru pertinent de requestionner ce modèle de tournée. »

    Sobriété énergétique

    En 2018, la petite troupe – où figurent une chanteuse et documentariste (Juliette Guignard), un vidéaste (Alexandre Machefel) et un technicien-ingénieur (Kevin Loesle) – s’était rendue de Brest à Nantes à bord d’un voilier. Fort d’un matériel léger et transportable, le groupe s’était alors produit une dizaine de fois dans les îles du Ponant. Adapté au vélo cette année, le projet a gagné en sobriété énergétique : chaque représentation a ainsi été pensée pour consommer la valeur symbolique d’1 kWh, soit l’équivalent d’un cycle de lave-linge.

    Le concept a ses limites, évidemment. La capacité des batteries restreint à une heure et quart la durée du spectacle et à cent le nombre de spectateurs pouvant y assister confortablement. « Mais c’est très bien ainsi, poursuit Ezra. Le but est de pouvoir jouer dans des lieux insolites, difficiles d’accès, en petit nombre et en totale autonomie. » En 2019, la compagnie s’est produite au milieu d’un bois, à l’occasion d’une résidence dans le Vercors. Au Mans, ces jours-ci, elle s’est installée sur un terrain de sport et dans la cour de récréation d’une école. « L’idée est aussi de créer une bulle avec le public », explique Juliette Guignard, « narratrice » du spectacle par le biais d’enregistrements sonores réalisés en amont, dans lesquels revient le thème des mobilités du futur.

    Pour leur propre mobilité, les quatre fantassins anticarbone ont acheté des VTC d’occasion sur Leboncoin, qu’ils ont ensuite équipés de kits électriques d’aide au pédalage. Mais pas question d’en abuser, sous peine de se retrouver avec des batteries à plat, les soirs de spectacle. Les grands déplacements – par exemple entre Le Mans et Saint-Malo, où ils doivent se produire du 15 au 17 juillet – se feront à bord d’un van, équipé d’une remorque pour les vélos.

    Economiser les corps

    Tous les autres trajets – d’un quartier à l’autre, où spectacles et médiations diverses sont généralement organisés – s’effectueront en revanche sur deux roues, à la force du jarret, à raison de 25 kilomètres par jour. A l’instar des batteries, les corps devront veiller à s’économiser : « Nous devons garder à l’esprit que notre métier est le spectacle vivant, pas le sport », souligne Alexandre Machefel, le vidéaste, adepte de créations visuelles en temps réel. Une partie de plaisir vélocipédique attend les artistes-cyclistes, mi-août : les 11,4 kilomètres et les 800 mètres de dénivelé séparant Grenoble du Sappey-en-Chartreuse (Isère), où ils doivent se produire.

    Mais tout écosystème a un prix. « L’idéal serait de monter une tournée où nous ferions tout à vélo, en supprimant le van, indique Ezra. Ce n’est malheureusement pas toujours nous qui décidons des dates et des lieux. On a bon espoir d’y arriver l’an prochain, en Bretagne. » L’usage du TER pourrait être une alternative : conçues par l’ingénieur du groupe, les caisses fourre-tout – à la fois valises, caissons de basse, supports d’éclairage et tables où poser l’appareillage électronique de création – respectent en effet la taille des bagages recommandée par la SNCF.

    Organic Orchestra finira sa tournée en novembre, à Liège, en Belgique. Liège, où, en 1986, le chanteur et poète wallon Julos Beaucarne avait créé une série de spectacles restée dans les mémoires : assis sur des vélos reliés à une mini-centrale électrique, 105 spectateurs devaient produire chaque soir, en pédalant, l’énergie nécessaire aux représentations. Julos Beaucarne fut l’un des premiers « vélorutionnaires », dans la période post-68. En 1986, les membres d’Organic Orchestra n’étaient pas nés, à l’exception d’Ezra, qui avait 2 ans. Il faut parfois du temps aux révolutions pour advenir.


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